Les télé et cyberboutiques de Château-Rouge s’inscrivent dans la définition du DAC que nous venons d’esquisser en rapprochant ces diverses analyses de lieux dédiés à l’usage des technologies de communication : elles ont une définition spatiale, la boutique, elle-même située dans un quartier, et proposent un espace organisé dans lequel les clients évoluent et interagissent. Dans ces boutiques, la volonté du client, rencontre l’intention du médiateur-commerçant, y résiste peut-être, compose avec le modèle qui lui est ainsi proposé. Comme les autres DAC, la téléboutique est un objet économique : c’est un lieu géré, résultat d’un investissement financier. L’analyse économique est d’ailleurs la démarche adoptée par Christian Rietsch [Rietsch, 2002] pour décrire la situation des téléboutiques du Mali.
Le bon sens voudrait que l’on explique la création et la multiplication des télé et cyber boutiques par les besoins répétés de communication des migrants avec leurs familles et amis restés « au pays ». Les migrants constitueraient alors un marché, qui, en rencontrant une offre de communication à des prix de plus en plus bas entretiendrait une activité lucrative. C’est la première explication avancée par les commerçants créateurs de télé ou cyber boutiques lorsqu’on les interroge ; le profit n’est-il pas l’unique justification du commerce ?
Se limiter à cette interprétation, reviendrait à oublier que le commerce, une des plus anciennes activités humaines, intervient dans la dynamique de développement des outils de communication tout autant que l’innovation technique.
Nous suivrons donc l’exemple de Mauss, lorsqu’il nous exhorte à redouter le bon sens : « si nous voulons pouvoir apprécier, il faut d’abord apprendre à nous méfier du bon sens car il n’y a là rien de naturel. L’homme est un animal qui fait des choses raisonnables à partir de principes déraisonnables et qui part de principes sensés pour accomplir des choses absurdes » [1967,101].
Nous pensons que les boutiques recèlent des informations sur le processus d’intégration des migrants ainsi que sur les représentations du monde dans une société pluri-ethnique. Négliger la valeur anthropologique des boutiques de communication reviendrait donc à se priver de messages qui ne demandent qu’à être lus. La boutique est en soi un média qui délivre un discours : elle nous parle du commerçant migrant, de ce qu’il pense de lui-même et de ses clients, de la technologie et du rapport de ses clients à la technologie. Ce faisant elle nous livre des informations précieuses sur les relations qu’entretiennent les migrants avec les multiples territoires auxquels ils sont confrontés, nous révélant un peu de leur processus d’intégration culturelle.
Si nous posons que dans notre travail la boutique est le media, il nous reste à répondre à une question : tout objet, serait-il donc un « objet à communiquer », observable et analysable comme tel ? Point. Selon Winkin, « il reste à déterminer quelle proportion de ces informations est fournie (…) en termes de choix délibérés ou acceptables (…) selon les règles de la culture en question » [Winkin, 2001 (1996), 102].
Yves Winkin décrit comme télégraphique, le modèle de communication issu de la théorie de l’information de Wiener et Shannon, soit un acte verbal, volontaire, rationnel, émanant d’un émetteur, destiné à un récepteur et éventuellement troublé par du « bruit ». Selon ce schéma, une communication peut réussir ou échouer, on peut l’évaluer, la juger bonne ou mauvaise, la travailler pour en éliminer les interférences. Appliqué à la communication interpersonnelle ou aux groupes, ce modèle conduit à une conception maîtrisable et perfectible des relations humaines et des transformations qu’un émetteur provoque chez un ou des récepteurs.
Or les travaux de Bateson et Birdwhistell permettent de dégager un second modèle dit ‘orchestral’, où la communication est conçue comme une activité sociale intégrant la communication entre individus, dans un ensemble de codes et règles implicites, et souvent non verbaux, constitutifs d’une culture partagée et dont le principe se transmet d’une génération à l’autre. La conception orchestrale aboutit à plusieurs constats, qui influencent grandement l’analyse des processus de communication, et qui sont particulièrement pertinents pour l’étude de la communication en milieux interculturels :
La communication étant englobée dans un système culturel, il est impossible de s’y soustraire, impossible de ne pas communiquer. Le silence même est communication.
De ce fait la communication ne peut être jugée bonne ou mauvaise, mais ne peut qu’être étudiée comme élément de description du fonctionnement social d’un groupe ou d’une communauté.
Les actes de communication des membres du groupe social ne sont pas des tentatives de transmission d’un message, mais une série de manifestations redondantes dans lesquels le contenu du message s’insère dans un ensemble d’actions volontaires ou involontaires destinées à confirmer l’appartenance des acteurs de la communication au groupe social. Le sens même du message ne peut être compris s’il ne prend en compte ces signaux sociaux.
On comprend alors que dans la communication orchestrale, c’est moins le contenu du message, sa verbalisation qui prime que l’ensemble de gestes, postures, expressions, objets qui président à l’énonciation et parfois s’y substituent ou la contredisent. L essentiel n’est pas « quoi », mais « comment ». Le paradoxe de cette démarche est bien rendu dans cette citation de Birdwehistell par Winkin « Quand j’apprends à mes étudiants comment observer un match de basket, ils n’ont pas le droit de regarder le ballon » [2001 (1996) ; 120].
L’observation
participante est donc la méthode privilégiée de cette anthropologie de la
communication. Le corpus est alors composé de croquis, photos, notation des
dispositions et postures, bien plus que de relevés d’entretiens, ou de contenus
verbaux. Nous verrons aussi, lorsque nous présenterons notre corpus, que ce
dernier n’est que le résultat d’une négociation entre le chercheur et les
conditions du terrain, car chaque moment de l’observation nous rappelle que le
chercheur n’est pas une donnée objective de l’observation, et que le regard que
les sujets portent sur lui, tout autant que le regard qu’il porte sur eux, conditionnent
la collecte des données. « observer en participant ou participer en
observant, c’est à peu près aussi évident que de déguster une glace
brûlante » [Favret-Saada, citée par Winkin, 2001 (1996),157].
Notre étude des téléboutiques ethniques relève donc d’une démarche anthropologique telle que la définit Marc Augé, c’est à dire d’une attitude issue « d’une triple expérience : expérience de la pluralité, de l’altérité, et de l’identité. » [1994, 81]. S’appliquant à un quartier pluri-ethnique, elle peut être qualifiée d’ethnologique dans le sens où elle consiste en une interrogation sur le rôle des technologies de communication comme vecteur de renforcement du sentiment d’appartenance à une communauté culturelle.
Mais nous ne concevons pas ici l’altérité comme l’identité d’un autrui distant et exotique inscrit dans son territoire originel selon la tradition ethnologique. Le territoire physique arbitrairement défini ici est un territoire commun, c’est à dire également revendiqué comme territoire familier par l’ethnologue et par les migrants. Ce n’est donc pas le territoire physique qui permet le repérage de l’identité mais « l’autre territoire », le territoire imaginaire que construit le migrant et qu’il matérialise par des symboles. Le bouleversement que constitue la migration, vient donc redistribuer les cartes de l’étude ethnologique car le territoire physique partagé intervient comme une incitation à la fusion identitaire en soumettant ses occupants aux mêmes contraintes géographiques, et légales. L’expérience, parfois brutale et douloureuse, de l’altérité conduit le migrant à renforcer son identité à l’aide des nouveaux outils à sa disposition, à les manifester par de nouveaux symboles et rituels, et à reconstruire un nouveau territoire ethnique, virtuel, à sa mesure. Dans cette nouvelle identité, l’expérience migratoire pèse autant que la culture d’origine et présente la particularité d’être partagée par les migrants d’autres origines : en se construisant face à l’autochtone, le migrant se rapproche des autres migrants.
C’est pour tenter de dégager cette « identité migrante transversale», que nous n’aborderons pas l’appropriation des TIC sous l’angle culturel de la communauté d’origine, mais par le biais du quartier pluri-ethnique, lieu de « frottement » identitaire.
En cela, nous restons donc toujours en accord avec la proposition « d’anthropologie des mondes contemporains » formulée par Marc Augé :
« Si l’on admet que la notion de pluralité renvoie à toutes les diversités et non pas simplement à celles qui ont été connotées comme exotiques ou, en langage plus savant comme ethnographiques, si l’on prête attention à la relation altérité/identité et au fait que c’est toujours une réflexion sur l’altérité qui précède et permet toute définition identitaire, on pourra conclure que toute anthropologie est tripolaire (qu’elle a vocation à penser ensemble pluralité, altérité et identité) et que son objet central et même unique est ce que l’on pourrait appeler la double altérité, à savoir la conception que d’autres se font de l’autre et des autres (on remarquera que cet objet englobe ipso facto la relation observateur-observés). » [1994, 84].
L’anthropologie des mondes contemporains comporte une difficulté majeure : l’identification de son objet d’étude même. Car elle ne peut, comme l’ethnologie traditionnelle s’appuyer sur la distance culturelle et géographique entre l’observateur et les observés exotiques, les intuitions, les étonnements, le sentiment d’étrangeté auxquels l’ethnologue s’est préparé en organisant le voyage d’étude : en parcourant la distance géographique qui le sépare de son terrain d’observation, il endosse l’habit d’observateur, prêt à faire sens de tout.
Le terrain d’étude de l‘ethnologue des mondes contemporains est par essence banal et quotidien. L’enjeu est alors de dégager de sa gangue d’ordinaire, le fait qui se muera en symbole lisible et interprétable. L’enjeu est de distinguer, parmi les pratiques quotidiennes et profanes, celles qui, par leur répétition, par leur généralisation au sein d’une communauté, par leur caractère manifeste, prennent une valeur de rite. C’est donc le regard de l’ethnologue, qui, en s’étonnant de ce qui n’étonne personne, consacre l’infra-ordinaire en objet d’ethnographie.
Deux modèles nous guident dans cette entreprise : l’analyse du marché par Michèle de la Pradelle [1996] et l’anthropologie d’une formation au CNAM d’Angela Procoli [2001]; l’une distingue dans le marché, un lieu « anormal », archaïque, sans justification économique dans le monde moderne, et dont la survie est liée à son caractère cérémoniel : au marché, les différences de classe tendent à s’estomper, pour laisser la place à des identités mises en scène, des gestes et des phrases répétées mille fois, il se dessine alors les contours d’un territoire utopique, à la fois survivance (ou fantasme) du passé et lieu de communication égalitaire. L’autre lit une session de formation continue comme un rituel de passage, où les apprenants élaborent le processus de deuil de leur vie professionnelle passée en partageant des mythes et en consacrant certains d’entre eux boucs émissaires ou figures sacrificielles. L’une et l’autre décrivent des rites selon la définition qu’en propose Marc Augé : « la mise en œuvre d’un dispositif à finalité symbolique qui construit les identités relatives à travers des altérités médiatrices » [1994,89].
Placer le rite au centre de l’anthropologie des mondes contemporains conduit à s’interroger sur les relations entre le rite et les mythes, notamment, dans notre contexte, avec les « mythes technologiques ».
Un rite peut être investi par un mythe, c’est à dire un récit fondateur universellement cru, qu’il symbolise et reproduit. Mais il arrive aussi que le mythe soit construit a posteriori, d’après le rite ou l’un de ses éléments, lorsque le besoin d’affirmer son identité aux yeux d’autrui se fait sentir. Le rite est alors investi d’un discours, et représente la communauté dont il est issu et qui l’a élu comme représentant de son patrimoine culturel. Ce discours mythique peut survivre à la disparition de la pratique rituelle, et se développer indépendamment comme symbole identitaire, voire s’incarner dans d’autres rites. Les politiques de mise en valeur du patrimoine régional ont ainsi développé à partir de pratiques ou de production anciennes, une série de symboles culturels régionaux, présentés dans de nouveaux lieux et dans le cadre de nouveaux rituels (éco-musés, marchés de Noël, fêtes traditionnelles).
Les technologies de communication, nous l’avons déjà brièvement évoqué, sont productrices de « mythes ». Objets technologiques, elles sont des productions humaines et s’opposent aux « dons de la nature » : leur introduction dans le quotidien exige une motivation, des objectifs qui les dépassent. Objets de communication, elles interviennent dans une activité constitutive des groupes sociaux : leur usage suppose une adhésion collective, des motivations et des objectifs partagés. Rêves et mythes collectifs président donc à l’adoption et à la généralisation des usages des technologies de communication.
Anne Marie Laulan, Michèle Descolonges, Jacques Perriault, Victor Scardigli, Patrice Flichy ont particulièrement contribué à l’identification de ces projections imaginaires. C’est à leurs travaux que nous ferons référence pour affiner cette notion.
Les rêves et fantasmes technologiques naissent dans les premières années de l’introduction d’une innovation. On distingue trois phases dans le processus d’appropriation d’une innovation technique :
La première phase, qui dure de cinq à dix ans, est celle des manoeuvres et des fantasmes. L’usager a besoin de relier le nouveau dispositif à son expérience antérieure, à des modes d’action familiers[1], l’usage, individuel, est tout d’abord pensé, conscient, « inductif », avant de devenir automatique et de devenir inventif. [Scardigli, 1992, 259]. Ce moment est celui des « grandes manoeuvres » de la part des acteurs institutionnels qui président au lancement de la technologie : les discours d’accompagnement sont dithyrambiques, et suscitent dans le public soit une demande proche de la crédulité, soit une hostilité farouche.
« Grattons la couche superficielle des discours qui annoncent la naissance d’une innovation, ou des justifications qui accompagnent les premières décisions industrielles et politiques : aussitôt affleure de l’irrationnel, du passionnel. Le premier temps de la diffusion d’une vague technologique est bien celui des fantasmes » [Scardigli, 1992,42].
Vingt années encore seront consacrées à la deuxième phase, celle de l’appropriation en groupe. L’innovation technologique est intégrée à une « micro-sociologie » quotidienne, fait l’objet d’échanges de services et de conseils, est banalisée, intégrée à l’identité de l’usager en revêtant des caractères propres à l’histoire de sa région, de son pays ou de son entreprise.
A l’issue de cette phase, la technologie peut être considérée comme appropriée. Largement diffusée, elle voit s’orchestrer autour d’elle de nouvelles formes d’organisations sociales et culturelles . Elle suscite de nouvelles formes de lien social, de rapports familiaux, de relation au temps.
Phase 1 |
Phase 2 |
Phase 3 |
Introduction |
Appropriation |
Réorganisation sociale |
Fantasmes |
Rituels |
Empreinte culturelle |
Crédulité/hostilité |
Hésitation/résistance/inventivité |
Acculturation |
Les mythes produits lors de l’émergence d’une technologie ont toujours une valeur cosmogonique. Pour conjurer la tentation de l’ubris, ils promettent un monde nouveau, plus juste, plus libre, plus fraternel. Que ces promesses soient éternellement déçues n’empêche pas leur périodique renaissance car leur nature mythique n’interdit pas qu’ils reposent partiellement sur une peu de vérité concrète.
Encore faut-il noter que toutes les technologies ne connaissent pas ce processus, et que nombre d’entre elles disparaissent sans faire l’objet d’une appropriation.
Parallèlement à ce long cheminement de l’appropriation, s’instaurent des « itinéraires de résistance » [Laulan, 1985,149] fruits des indocilités, des peurs, des contournements des usagers. Ces résistances prennent des formes individuelles (piratage, détournement ludique ou tactiques d’évitement), sociales (solutions alternatives, organisation de groupes de pression), ou institutionnelles (instances de contrôle, réglementation) qui toutes puisent leur justification dans un imaginaire également fantasmé : aux arguments enthousiastes d’autonomie, d’affranchissement de la nature, de toute puissance technologique, de pratiques de dédoublement sont opposées la peur de la perte de la vie naturelle, la crainte de l’asservissement à la machine, la contestation philosophique du progrès .
C’est le constat de la permanence, dans l’histoire de l’Occident, de ce jeu d’appropriation/résistance des technologies, qui conduit Anne Marie Laulan à franchir la limite entre le fantasme et le mythe : notre relation ambiguë à la technique relève à la fois d’un désir prométhéen de toute puissance technologique contrebalancé par la conscience de céder, ce faisant, au péché d’ubris. Les arguments échangés par les techno-enthousiastes et les techno- résistants procéderaient unanimement d’incantations et de rituels destinés à s’affranchir de la culpabilité de cette faute majeure.
Les vocables de « mythe », « fantasme » ou « rêve » reflètent à la fois la posture des auteurs, abordant ces discours sous l’angle de la psychologie sociale ou de l’anthropologie, et la difficulté à déterminer la nature exacte des productions imaginaires qu’elles reflètent. L’approche socio-politique des discours sur les technologies introduit à son tour ses notions propres d’utopie et idéologie techniques : en 2001, Patrice Flichy rassemble nombre de textes américains ayant accompagné la conception des technologies de l’Internet afin d’en identifier les discours. A la faveur de la théorie de Ricoeur [1997] définissant l’idéologie et l’utopie comme les deux pôles de l’imaginaire social entre lesquels une société doit osciller pour conserver un équilibre, il dégage de ce corpus les rôles respectifs de l’utopie et de l’idéologie dans le « projet technologique », c’est à dire le processus collectif d’élaboration d’une innovation.
Trois niveaux permettent d’évoluer d’une version négative à une version positive des notions d’utopie et d’idéologie :
niveau 1 (réel) niveau 2 (pouvoir) niveau 3 (projet) |
UTOPIE Fantasmagorie irréalisable Alternative Exploration du champ des possibles |
|
IDEOLOGIE Distorsion du réel Légitimation Préservation de la cohésion sociale |
Dans un processus idéal de conception /diffusion d’une technique, l’utopie préside aux phases initiales d’innovation, puis cède la place à l’idéologie-mobilisante, seule capable de mobiliser le groupe social et d’élargir la diffusion au plus grand nombre. Les récits symboliques, les discours mythiques et les « objets valises », concepts creux mais fédérateurs, sont les outils de ce passage.
Phase 1 : Démarrage Phase 2 : Elaboration d’un modèle Phase 3 : Expérimentation Diffusion |
UTOPIE Rupture avec l’existant Rencontre des attentes des acteurs |
IDEOLOGIE |
(schéma d’après P.Flichy
[2001 ; 14-15])
Quel rapport y a-t-il entre la lanterne magique, le phonographe, l’appareil photo, la vidéo, le téléphone, le minitel, l’internet et « radio-trottoir [2]»? Un déséquilibre répond Jacques Perriault et ce déséquilibre s’appelle mécréance, guerre, défaite, colonisation, surdité, handicap, cécité, mort, solitude, absence.
« Les
déséquilibres concernent aussi bien l’espace que le temps. Rompre la solitude,
créer le lien sont des formes d’organisation de l’espace. Conserver l’image ou
la voix de ceux qui disparaissent est une conjuration des méfaits du temps.
Ainsi les inventeurs tentent-ils d’éviter que la société ne soit ballottée
jusqu’au naufrage par les lames de l’espace et du temps. » [Perriault,1989,
60]
C’est l’ubiquité, la télépathie et l’immortalité que nous recherchons dans les technologies affirme à son tour, Michèle Descolonge, et ces trois mythes ne sont pas réservés à l’occident : ils existent dans les contes kabylle et africains. Les machines à communiquer renvoient à leur face blanche : la toute puissance, la relation harmonieuse et implicite à la fratrie, et à leur face noire : la fusion dévorante du groupe, l’impuissance et la mort.
Les
rêves technologiques identifiés par Michèle Descolonges, puisent leur racines
dans l’inconscient de l’homme. Si la plupart des humains acceptent ces
discours, pourtant mystificateurs, et continuellement démentis par
l’expérience, c’est parce qu’ils « escomptent ainsi recevoir des
réponses aux questions fondamentales qu’ils se posent, par exemple celle de
leur identité, de leur perpétuation, des sentiments qui les habitent, des
relations entre les sexes ». [2002, 9]. Les symboles technologiques
produits dans ce contexte, (la « fée électricité », la
« puissance de l’atome » ) substituent la force de leur simplicité
imagée à la réalité technique aride et incertaine. Il agissent comme des
dérivatifs à la rationalité. C’est pourquoi, assimilés aux processus
inconscients du rêve, ils peuvent se voir appliquer la méthode d’analyse de
Freud. Ainsi, Michèle Descolonges distingue les rêves ou cauchemars
technologiques suivants :
· La télépathie
· L’ubiquité
· L’immortalité
· L’angoisse de la dévoration
Victor
Scardigli [1992, 50] dénombre 7 enjeux, 7 rêves de progrès, auxquels nous
confrontons les technologies de communication. Chacun de ces enjeux, se décline
en mythes positifs (espoirs) et mythes négatifs (craintes). Génération après
génération ces mythes s’appliquent à la réalité technologique contemporaine,
particulièrement lors de son émergence, et révélant les mêmes représentations,
mais ils sont sans-cesse considérés comme nouveaux et spécifiques.
Enjeux |
Espoirs |
Craintes |
Pouvoir sur
les contraintes (liberté –
esclavage) |
Fin du
labeur répétitif Abolition
du temps et de l’espace Liberté d’expression |
Big Brother Asservissement
de l’homme par les robots |
Savoir Intelligence/inculture |
Accès
encyclopédique Culture
technique Intelligence
artificielle Créativité
personnelle Enfants
plus intelligents |
Baisse du
niveau intellectuel Fin de
l’écrit Fin de
l’art |
La mort Immortalité
/ insécurité |
Mémoire
collective éternelle |
Défaillance
de l’ordinateur Apocalypse
nucléaire Viol de la
vie privée |
Justice
sociale |
Progrès
accessible à tous |
Inégalité
économique et culturelle liée aux accès |
Lien social |
Rétablissement de la communication par les réseaux Convivialité de quartier retrouvée Décentralisation (télétravail) |
Isolement du travailleur Suppression du face à face |
Prospérité économique |
Abondance, satisfaction de tous les désirs Industrie non polluante Sortie de la crise par les industries culturelles |
Aggravation du chômage Déclin de l’Europe Crise de valeur |
Solidarité planétaire Développement ou dévastation du Tiers Monde |
Rattrapage de l’occident par les TIC |
Fossé technologique L’information détruit la diversité culturelle |
Nous suivons Anne Marie Laulan, Michèle Descolonges, Jacques Perriault et Victor Scardigli dans cette interprétation lorsque nous abordons l’analyse de l’offre marchande des télécommunications dans le quartier de Château-Rouge. Les technologies de communication sont à ce point associées à la problématique de la distance qu’il semble inévitable que leur appropriation en milieu migrant et pluri-ethnique s’accompagne de rêves. Dans un contexte où se fait sentir la nécessité de se définir par rapport à l’autre, tant celui qu’on a laissé là-bas, que celui que l’on côtoie ici, ces rêves sont susceptibles de donner naissance à des affirmations identitaires répondant aux difficultés d’intégration économique, politiques et sociales.
Nous nous intéresserons donc non pas à ce que les clients font dans les boutiques de communication, ce qu’ils disent au téléphone, les sites qu’ils consultent sur internet, mais à ce que les boutiques leur promettent et à ce que leur façon de les fréquenter révèle de leurs attentes.
L’étude des télé et cyberboutiques du quartier de Château-Rouge s’inscrit dans un triple contexte, relevant des trois caractères marquants de ces lieux au sein des dispositifs d’accès collectifs que nous avons évoqués dans cette partie
- la nature privée de leur financement, qui ne fait appel à aucune aide publique et tranche avec les programmes associatifs ou publics menés parallèlement dans la cadre de programme nationaux,
- leur inscription dans un contexte d’économie ethnique manifestée par leur implantation au sein d’un marché exotique,
- leur orientation commerciale en direction d’une clientèle migrante grande consommatrice de télécommunications
Le prolongement de ces caractéristiques conduit à formuler trois hypothèses pour donner un sens à l’existence de ces boutiques :
- Initiatives privées, elles seraient le résultat d’une prise en main par les communautés migrantes de leurs besoins de communication, et constitueraient l’ébauche d’un espace public migrant.
- Lieux marchands ethniques elles seraient tout à la fois l’outil et l’objet d’une économie émergente fondée sur l’existence de liens internationaux entretenus par les migrants.
- Particulièrement destinées aux migrants, elles constitueraient le point visible de nouveaux territoires, les diasporas, communautés culturelles affranchies grâce aux technologies de communication des contraintes géographiques du territoire ethnique.
Ainsi que le déclare Victor Scardigli, [1992,44], les discours sur les TIC, ceux qui nourrissent l’imaginaire collectif, sont tenus par les promoteurs des technologies, les inventeurs et les pouvoirs publics, par les enquêtes auprès du public, par les messages publicitaires entre offre et demande. Dans le cas des boutiques de communication, nous distinguerons cinq types de discours possibles dont trois sont lisibles dans le DAC lui-même et deux niveaux de « commentaire », constitués par les propos tenus sur les DAC:
Les premiers discours du DAC sont ceux que sous-entend leur existence même, ils sont le reflet de la « bienveillance » qui a présidé à leur création :
· L’usager soit pour des raisons économiques, soit pour des raisons de compétences ne peut seul s’approprier les TIC.
Le deuxième type de discours est lisible dans le choix d’implantation du lieu : le quartier, la vocation du quartier (quartier administratif ou cité de banlieue), l’environnement immédiat des boutiques (combinaison de commerces) dans la mesure où ces combinaisons sont suffisamment fréquentes pour prendre sens.
Le troisième type de discours est compris dans les signes (verbaux et non verbaux ) qui indiquent explicitement l’intention du commerçant : enseignes, affichettes, slogans publicitaires, discours promotionnel auprès des médias.
Le quatrième type de discours est compris dans les commentaires effectués sur les boutiques (par le biais des journaux locaux ou nationaux).
Le cinquième type de discours est celui, officiel, tenu par les pouvoirs publics français, par les gouvernement des pays d’origine des migrants.
Ces discours nous intéressent pour trois raisons :
· Ils sont pris au sérieux par ceux auxquels ils s’adressent : les clients des boutiques, les lecteurs des journaux. Cette crédibilité est un point commun entre les arguments marchands et les textes de journaux : sans elle, pas d’acte d’achat, ni de lecture de la presse.
· Ils sont issus de représentations collectives, qu’ils alimentent en retour et constituent le socle d’imaginaire sur lequel s’érigent les pratiques.
· Selon Ellul, ou Lévi-Strauss, ils sont susceptibles de nous révéler des fragments du système mythico-symbolique qui les a produits.
En effet, Ellul, distingue trois niveaux dans le système mythique, trois « couches mythiques » [ Ellul, 1973,151-152] :
- Un niveau fondamental, sacré, structuré par une culture et non-directement perceptible. C’est « la ligne fondamentale, l’objet même du mythe, le point à partir duquel le système mythique s’organise ». A ce niveau fondamental, peuvent être rattachées les grandes fonctions du mythe : la cosmogonie, la relation avec le sacré, l’appréhension de l’inexplicable.
- Un niveau mythique secondaire et circonstancié, constitué de discours argumentés mais très marqués par le lieux et le moment de leur élaboration : « les mythes explicités, qui développent dans un discours plus ou moins complet cette ligne fondamentale, qui en font une application, une illustration, et ce sont alors des mythes assez importants quant à leurs thèmes et assez élaborés. ». Dans ce niveau nous reconnaissons les rêves technologiques évoqués plus haut.
- « Et, le plus superficiel, vient ensuite un ensemble de formules, d’images, de déclarations toutes faites » . Un ensemble de discours triviaux, portés par l’air du temps, sans auteurs véritables mais en relation directe avec les hommes, au plus proche de leur quotidien. C’est à ce niveau que nous attachons les discours des « boutiques de communication » que nous nous proposons d’étudier.
A la lumière des notions que nous venons de croiser, nous définirons donc ces discours comme la couche superficielle et triviale des manifestations imaginaires présidant à la phase de diffusion d’une innovation technologique dans une centralité immigrée. Ainsi, en nous « méfiant du bon sens » nous rechercherons dans ces discours, lorsqu’ils existent, le sens à donner à l’existence récente mais pléthorique, des boutiques de communication dans les quartiers ethniques.
Mais, selon Sfez [2002, 34], l’ « imaginaire technique » est un terme-valise, ne désignant pas plus qu’une accumulation d’ « imageries » figées impropres à rendre compte de l’imaginaire d’un groupe social ce «moteur qui se meut lui-même ». Ce n’est donc pas à l’objet technique que peut s’apposer le terme d’imaginaire dont la définition même renvoie au psychisme, mais à un groupe social déterminé, ici les commerçants gestionnaires des boutiques de communications, et plus largement, leurs clients immigrés. Si notre propos initial était de sélectionner dans cet imaginaire, ce qui s’applique aux technologies de communication, il nous est progressivement apparu que cette démarche était artificielle : ce qui apparaît dans les discours verbaux et non-verbaux des « boutiques de communication », n’est pas tant l’image de l’objet technique que celle que les individus ont d’eux – mêmes, de leur appartenance à un groupe social et culturel, du territoire où ils habitent ou travaillent, de leurs relations avec leur famille et leurs amis distants, les « proches lointains ». La plupart des fondements de cette étude, les limites du quartier ethnique, les notions de diaspora ou de commerce ethnique, ne disposent pas de définitions légales. Leur existence résulte de représentations, d’un « imaginaire collectif » peu à peu imposé et qu’il a fallu identifier.
La technologie trouve sa place dans cet ensemble de représentations à double titre : tout d’abord comme trace, la concentration de « boutiques de communication » manifestant l’importance des relations entretenues malgré la distance, puis, et de manière moins visible, comme facteur d’élaboration de l’imaginaire diasporique. Il est en effet admis que, dans la sphère de l’ « ethnoscape »[3], les médias électroniques contribuent désormais à la construction des représentations de soi d’un grand nombre de populations :
« Davantage de gens voient leur existence à travers le prisme des vies possibles offertes par les médias sous toutes leurs formes. Cela revient à dire que le fantasme est désormais une pratique sociale : il entre, sous différentes formes, dans la fabrication de la vie sociale d’un grand nombre de personnes dans un grand nombre de sociétés. » [Appadurai, 2001(1996), 96].
Il est donc concevable que, d’un autre côté, la multiplication des accès aux réseaux de communication contribue, en simulant la proximité, à modifier la perception de l’ailleurs et introduise de nouvelles logiques d’appartenance sociale. Ces nouvelles représentations des « utopies identitaires », seraient alors restituées sous la forme de discours fédérateurs[4] tissés autour des technologies de communication.
[1] Phénomène que Jacques Perriault nomme « effet diligence », parce dans leurs premières années, la forme des automobiles copiait celle des voitures à cheval.
[2] Système congolais de transmission d’information par bouche à oreille.
[3] Par « ethnoscape » , Arjun Appadurai [2001(1996), 68] désigne les flux globaux de populations, conduisant à des flux culturels globaux dont les conséquences varient considérablement selon la situation historique, politique et historique des acteurs : Etats-nations, multinationales, communautés diasporiques, groupes et mouvements sub-nationaux, villages, familles, quartiers.
[4] A ce titre le slogan le plus fréquemment affichés sur les boutiques de communication « Communiquez avec le monde entier » apparaît bien comme un « concept valise », vide de sens concret, mais apte à dessiner les contours d’un usager idéal, assumant sa multiterritorialité.