Les deux quartiers voisins que nous
observons ont pour noms d’usage « Clignancourt » et
« Château-Rouge ». Situés au nord de Paris, dans le XVIIIe
arrondissement, ils s’étalent de part et d’autre du Boulevard Barbès et se
trouvent approximativement ceinturés, au Nord par le Boulevard Ney, à l'ouest
par la rue Duhesme, à l’est par la rue Marx Dormoy et au Sud par le boulevard
de la Chapelle. Malgré leur « frontière » urbaine commune, le
boulevard Barbès, nombre de détails les opposent : origine et
caractéristique socio-économique de la population, habitat, tissu commercial.
Notre étude porte majoritairement sur Château-Rouge, zone de commerce
située autour du Marché Dejean dont la
population à forte proportion immigrée et la profusion de petits commerces se
prêtent particulièrement à notre analyse. Nous ferons appel à Clignancourt,
centre administratif de l’arrondissement, de façon plus épisodique, à titre de
comparaison, lorsque le besoin de mettre en évidence les spécificités d’un
quartier migrant se fera sentir.
Situation du XVIIIème arrondissement de Paris
Situation des zones « Clignancourt » et « Château-Rouge » dans le XVIIIème arrondissement.
Les observations se sont déroulées sur deux périodes : de février 2001 à mai 2002 suivis d’une reprise de mai à juillet 2003 et ont consisté en des relevés systématiques des produits de télécommunications commercialisés dans les boutiques du quartier en se référant aux enseignes et affichettes apposées sur les vitrines. La méthode, pour simpliste qu’elle soit, n’est pas anodine : dans les quartiers de commerces ethniques, la vente de produits de télécommunications n’est pas réservée aux boutiques spécialisées. De ce fait, un relevé du registre du commerce et le repérage des codes APE n’auraient rien relevé de la profusion des points de vente. Elle comporte en revanche une limite : elle ne permet de noter que la face officielle de ces commercialisations. Certain restaurant de Château-Rouge abrite un discret « commerce » de cartes France Télécom moins chères que les autres et le quartier regorge de téléphones portables « tombés du camion », aubaines pour la clientèle pas trop regardante sur l’honnêteté de la transaction. Mais ces trafics restent bien sûr informels et nécessiteraient une enquête d’un tout autre ordre et d’un tout autre risque. Il a donc été décidé de ne relever que les formes officielles et légales de commercialisation tout en notant pour mémoire les formes illicites qui pèsent également dans les pratiques.
Contentons nous de rappeler que les vols de portables en 2000 on fait grimper les statistiques de vol à l’arrachée de 40%, et qu’il s’est volé à la même époque deux fois plus de téléphones que de voitures[1].
Pour parler de territoire marchand, il faut admettre qu’il existe une identité au delà de la simple juxtaposition ou concentration de boutiques de même caractéristiques en un même endroit. Mais comment peut-on modéliser cette intuition lorsqu’on ne dispose pour décrire les quartiers commerçants que de typologies économiques ou juridiques ? Comment rendre mesurable et acceptable par quiconque, ce que le flâneur perçoit spontanément ?
Des objets aussi ordinaires que des étiquettes, des enseignes ou les vitrines d’une rue commerçante, sont des objets communicationnels projetés à la face des chalands. Avant même l’acte d’achat, ils énoncent un discours, clairement perçu, renvoyant à des valeurs culturelles partagées : le vulgaire, le propre, le sale, l’intime, le mien, l’étranger… Cartographier un quartier selon les signaux identitaires émis par les boutiques revient à identifier un territoire culturel revendiqué, tangible et mesurable.
"Le quartier. Qu'est-ce que
c'est qu'un quartier? T'habites dans la quartier? T'es du quartier? T'as changé
de quartier?T'es dans quel quartier?
Ca a vraiment quelque chose
d'amorphe, le quartier : une manière de paroisse ou, à strictement parler, le
quart d'un arrondissement, le petit morceau de ville dépendant d'un
commissariat de police...[Georges Perec. Espèces d'Espaces : Galilée,
1983]
Etre
ou ne pas être du quartier ? Perec a raison, la question n’est pas
anodine. Elle revient souvent dans la bouche des riverains de Château-Rouge.
Etre du quartier, légitime, crée une familiarité, une fraternité, improbable
sinon, entre anciens riverains et nouveaux arrivants. Il est rare qu’on insiste
sur l’ancienneté de l’établissement : « en être » suffit.
Le
XVIIIème arrondissement parisien, dont fait partie notre secteur, comptait en
1999, 184 581 habitants dont 35 213 étrangers (19,1%), parmi lesquels 28 365
(15,4%) n’étaient pas issus de la communauté européenne[2].
Les populations Algériennes, Tunisiennes, Marocaines, Africaines (hors
Maghreb), Indiennes (sous continent indien) et européennes (hors Communauté), y
sont sur-représentées par rapport à la moyenne parisienne. Les populations
asiatiques y sont sous-représentées.
Le
taux de chômage y était à cette date de 16,9 % (Taux de chômage parisien 12 %).
Le quartier administratif de la Goutte d’Or, où est localisé le secteur
« Château-Rouge », affichait un taux de chômage de 23,1 %. 18,1 % de
la population de l’arrondissement n’avait aucun diplôme (13 % à Paris, 28,6 % à
la Goutte d’Or).
Les
deux tiers des logements sont de petite taille et 13 % manquent de confort.
Ces
chiffres suggèrent un lieu déshérité, un ghetto. Mais impossible d’appliquer ce
qualificatif : Château-Rouge est implanté dans la capitale, abondamment
desservi par les transports en commun, et reçoit chaque semaine la visite de
plusieurs milliers de visiteurs attirés de toute l’Ile de France par ses
commerces « exotiques ». Sa renommée a gagné l’Afrique[3]
et son impact économique est tel que sa reconnaissance socio-économique
préoccupe la très officielle FOA (Food and Agriculture Organization) des
Etats-Unis[4].
Château-Rouge est aussi une zone de commerces prospères.
Les
chiffres ne rendent que très imparfaitement compte de la réalité de ce
territoire marqué par l’informel et l’incompréhension administrative. Nous leur
préférerons donc l’observation directe, le recueil de données depuis le rue.
C’est dans l’œuvre de Walter Benjamin, dans sa flânerie perspicace au long des
passages marchands de Paris, que nous puisons l’exemple de cette démarche.
Il est une approche du quartier propre à Paris : celle du flâneur qui, nez au vent, mais l’esprit en éveil, scrute les façades, épie les gestes de la populace, enregistre mentalement les traces du passé et les indices du futur. Car Paris est une capitale qui « se marche », qualité d’exception qui n’a échappé en leur temps ni à Baudelaire, ni à Louis-Sébastien Mercier[5], ni à Léon-Paul Fargue[6], ni à André Breton [7] pour ne citer que quelques-uns de ces nomades de la ville.
Entre 1927 et 1929, puis en 1934, Walter Benjamin a conçu le projet[8], jamais achevé, d’une « féerie dialectique » sur les passages parisiens. Deux exposés en 1935 et 1939, une masse impressionnante de notes de lectures puisées dans l’œuvre de Baudelaire, Zola, Balzac et dans la littérature du XIXème et du début du XXème siècle, retracent les éléments, triomphants vers 1840, déclinants et usés un siècle plus tard, des passages parisiens voués aux commerces.
« La plupart des passages de Paris se construisent dans les 15 ans qui suivent 1822. La première de leur apparition est la conjoncture favorable du commerce des tissus ». Ainsi débute l’exposé de 1935. La nécessité du stock conduit à construire au coeur des villes les « magasins de nouveauté », des entrepôts – comptoirs que l’art et les techniques magnifient pour les transformer en lieux de séduction.
« Pour
les aménager, l’art se met au service du négociant. ». L’Art dans
toutes les acceptions du terme : le bel art, l’esthétique, préfigurant
l’art industriel ou décoratif, un art asservi, et l’artefact technique,
l’innovation technologique, elle aussi au service du commerce. « les
contemporains ne se lassent pas de les admirer » rappelle Benjamin,
qui ajoute : « C’est dans les passages qu’ont lieu les
premiers essais d’éclairage au gaz. »
Dans la ville où « la construction joue le rôle du subconscient », Benjamin lit un monde suspendu où l’art hésite encore à se plier tout à fait à la tyrannie de la reproduction (mise en colonne des textes dans les journaux, affiches publicitaires), où la bourgeoisie du second empire triomphe encore par le luxe et la mode, point encore éveillée du rêve dont la tirera la Commune, un monde qui plonge vers la modernité mais n’en a pas encore touché la surface. Dans les passages de fer et de dorures, Paris n’a pas encore fait le choix entre l’intérieur bourgeois et les rues où se dressent les barricades. L’on y marche à l’intérieur, éternellement en mouvement. Méticuleusement, Benjamin se fait le comptable, a posteriori, des indices de cette transmutation, et conclut par un jugement sans nuance :
« Avec
l’ébranlement de l’économie marchande, nous commençons à percevoir les
monuments de la bourgeoisie comme des ruines bien avant qu’ils ne
s’écroulent. » [Benjamin, 2000, 35]
L’acte marchand étant l’un des fondements des sociétés, il n’est pas impossible qu’il porte continuellement dans ses vitrines la trace d’enjeux majeurs.
Puisque le regard de Benjamin transforme les lieux marchands en objets communicationnels, nous tenterons à notre tour, de lire la boutique comme un media, certes rudimentaire, mais porteur d’un message limpide sur notre monde tout aussi mutant.
Au moment où l’on ne cesse de guetter dans le développement des réseaux de télécommunications l’annonce d’une économie nouvelle, Paris, comme la cité Haussmanienne, semble achever un cycle et déborde ses murs virtuels (limites administratives et circulatoires). Bon gré, mal gré, elle accueille son lot de migrants, conquérants ou échoués. Bien sûr, le recul temporel manque pour déterminer si les signaux urbains nous renvoient à un phénomène majeur ou passager, mais dans le lent glissement des commerces d’un type à l’autre, dans l’apparition parfois brutale de nouvelles formes de communication marchande, nous tenterons d’élaborer les formes d’une évolution sociale.
Le 26 mai 1859, la Chambre des Députés
adopte un projet de loi qui élargit le territoire parisien en englobant dans
les emprises parisiennes, les banlieues limitrophes encore rurales : Auteuil,
Passy, Batignolles-Monceaux, Montmartre, La Chapelle, La Villette, Belleville,
Charonne, Bercy, Vaugirard et Grenelle. Ces communes sont supprimées, annexées
en totalité ou en grande partie. Dans ce dernier cas, les portions de leurs
territoires demeurant non parisiennes sont redistribuées aux communes
avoisinantes : celles provenant de Montmartre se trouvent réunies à la commune
de Saint-Ouen, celles provenant de La Chapelle, partie à la commune de
Saint-Ouen, partie à la commune de Saint-Denis, partie à la commune
d'Aubervilliers.
Cette même loi structure le nouveau Paris en
20 arrondissements (ceux que nous connaissons actuellement) et divise chaque
arrondissement en 4 quartiers (quarts d'arrondissements)
destinés à se doter chacun d'un commissariat, d'une école, d'une poste, et à devenir
le territoire administratif des habitants. Il en allait déjà de même dans le
Paris d'avant 1860, divisé alors en 12 arrondissements et 48 quartiers.
Pour sa part, le XVIIIème arrondissement se
compose dès lors, des quartiers des Grandes Carrières, de Clignancourt, de la
Goutte d'Or, et de la Chapelle.
«La construction de l’enceinte de Thiers [9],
dans l’espace encore agricole va interrompre un grand nombre de liaisons
Nord/Sud, comme la rue du Mont-Cenis ou la rue des Poissonniers. La Porte de
Montmartre est ménagée dans la fortification. On crée une nouvelle porte qui
deviendra plus tard la Porte de Clignancourt, mais qui ne compte tout d’abord
aucune liaison à grande échelle.
La création du faisceau ferré du Nord et de
l’Est supprime les liens Est/Ouest qui existent encore : Clignancourt sera
définitivement séparé de la Chapelle. Les voies ferrées étant réalisées au
niveau du sol, il existe désormais peu de franchissements Est/Ouest. Sur une
distance de 3,2 km entre la rue Ordener dans Paris et la rue de Landy à Saint
Ouen, seul le boulevard des Maréchaux franchit les voies ferrées. [10]»
Les villes souffrent-elles des violences
qu’on leur fait ? Gardent-elles longtemps la cicatrice des césures
infligées ? Comment les habitants des villages annexés ont-ils réagi à cet
évènement? Ont-ils revendiqué haut et fort leur appartenance à la commune
originelle, ont-ils peiné à se reconnaître comme habitants des nouveaux
quartiers ? L'histoire ne le dit pas, mais le laisse entendre : en 1870,
Montmartre, la frondeuse, combat en « Commune ».
Vers 1880, les grands travaux haussmaniens
balaient les souvenirs de ruralité et ouvrent des axes qui faciliteront la
communications du nouveau quartier avec le centre de Paris (Boulevard Barbès)
et la liaison avec la butte Montmartre (rue Caulaincourt). La spéculation
immobilière fait rage alors dans tous les anciens faubourgs comme le note, en
1882, l’historien Gourdon de Genouillac :
"Les terrains de la plaine de Passy,
achetés 75 centimes le mètre il y a moins de 20 ans par Mr Jolly, avoué, ont
été revendus en partie par lui, à la ville, à raison de 100 à 114 francs.
Ce dernier prix est aussi celui des terrains
de Montmartre acquis autrefois à 50 centimes et 1 francs par M.Labat, père de
l'ancien adjoint au maire du XVIIIème arrondissement" [Gourdon de Genouillac, 1882, 478].
Le XVIIIème est alors le deuxième
arrondissement le plus peuplé de Paris, avec ses 177 318 habitants, ouvriers
pour la plupart, répartis en 6 225
maisons.
Gourdon de Genouillac constate "combien
la population s'augmente rapidement dans les arrondissements excentriques où
les terrains vagues sont maintenant peu à peu tous couverts de
constructions." Il note aussi "que le nombre de suicidés et
d'aliénés augmente aussi, et évolue plus vite que la population" ...
[Gourdon de Genouillac, 1882, 478]
L'intégration des anciens villages
faubouriens a été rondement menée, et pourtant il semble persister quelque lien
invisible, comme un membre fantôme entre le nouvel arrondissement parisien et
les villages auxquels il est historiquement rattaché. Comme ces photos
aériennes qui révèlent les anciennes enceintes d'une ville, enfouies et
invisibles depuis le sol, l'économie, le commerce renouent sans cesse d'anciennes fraternités :
Malgré la barrière du périphérique, malgré
les intérêts divergents des municipalités de Saint-Ouen, Saint Denis,
Aubervilliers et de la mairie du XVIIIème, qui renâclent à grouper leurs
efforts, bien que l'espace commercial relève pour l'institution consulaire de
deux délégations différentes, les parisiens n'ont cessé de tourner leur regard
vers les faubourgs, de franchir la limite, de se reconnaître dans ceux de
l’autre côté.
En 1974, Bernard Zarca publie pour le compte
du CREDOC, une étude réalisée auprès de 23 personnes âgées de toutes conditions
sociales habitantes des Grandes Carrières et de Clignancourt, et destinée à
identifier les facteurs d'appropriation du quartier. Au détour d'une
conversation, il note que :
« pour certains sujets, ces limites
sont floues : par exemple, le sujet qui se définit comme
"travailleur", affirme qu'il ne connaît plus les gens de vue, dès
qu'il quitte sa rue; mais c'est à tout le XVIIIème que s'étend sa sympathie. De
même un "ouvrier" n'établit pas de frontières nettes entre
l'arrondissement et la banlieue de
Saint-Ouen » [Zarca,
1974, 63]
Une fraternité de classe donc, une culture
commune qui réunit le dimanche l'ouvrier parisien et la midinette de banlieue
dans les cafés musette de Saint-Ouen.
Les fabriques se
font rares aujourd'hui, mais une foule dense gagne chaque fin de semaine les
portes de la ville pour se répandre dans les ruelles du marché aux Puces de
Saint-Ouen. 250 000 visiteurs et touristes par semaine (11 000 000 par an!),
descendent à pied le boulevard Ornano,
débouchent de la station de métro porte de Clignancourt, ou de leurs autocars
attirés par les antiquaires et les brocanteurs de Saint-Ouen, franchissent les
limites de la ville sous le pont du périphérique sans s'en préoccuper. Est-ce
Paris? Est-ce Saint-Ouen? Les Puces commencent dans la capitale sous une forme
dégradée, avec les camelots, les boutiques de cuir et de copies de vêtements de
marque, les baraques à frites du plateau Clignancourt, le marché aux voleurs à
la sauvette, la prostitution du boulevard Ney et ce désordre s'insinue dans
Saint-Ouen, se glisse entre les stands des "vrais brocs", leur
détourne un peu de cette manne commerciale et touristique. Les portes de Paris
sont des "espaces de communication" que les riverains des deux bords
franchissent avec allégresse. C'est, pour les municipalités de banlieues et
d'arrondissement, à qui abattra les meilleures cartes pour drainer chez soi le
flot des consommateurs.
Plus récemment,
les commerçants du XVIIIème arrondissement ont découvert cette "loi de
fraternité des faubourgs" : un projet de création d'un centre commercial
de 93 000 mètres carrés, porte d'Aubervilliers, et c'est tout une portion de
Paris qui tremble et s'interroge : quelle part restera-t-il aux petits commerçants
et aux marchés urbains, lorsque les entrepôts gigantesques, les places de
parking auront séduit les parisiens?
En revanche peu de Parisiens aujourd'hui
ressentent qu'ils appartiennent à un quartier administratif. Cette division
froide répondant aux besoins de la fonction publique a produit 4 bandes
allongées d'égales superficies mais regroupant des réalités différentes. celle
de Clignancourt englobe Montmartre, le terme « Grandes Carrières »
n'est usité que sur la façade des commissariats (et dans certains romans de
Simenon qui y situe nombre de ses fameuses enquêtes de Maigret).
Les quartiers admnistratifs du XVIIIe
arrondissement de Paris[11]
69 Grandes Carrières |
70 Clignancourt |
71 La Goutte d’Or (où se situe Château-Rouge) |
72 La Chapelle |
Que veut-on dire alors par le terme
« quartier » ? Car, il est indéniable qu'il existe un territoire
qui ne porte pas d'existence officielle, mais dont les habitants se
reconnaissent tacitement ne serait-ce qu'en déclarant qu'au delà de cette
limite, "ce n'est plus le même quartier".
La lecture de quelques ouvrages consacrés à des territoires parisiens conforte cette impression. Impossible d'aborder une description sociale ou économique de Paris sans s'interroger sur cette division spatiale et la définir soigneusement :
En étudiant les mutations des "beaux quartiers » du 8ème arrondissement en quartier de commerce de luxe et d'affaires (le "Triangle d'Or" ), Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot délimitent soigneusement le « champ opératoire » :
"Nous avons mené
une enquête approfondie de 1989 à 1991 dans la zone du VIIIème arrondissement
où les enjeux urbains apparaissent aujourd'hui avec le plus d'acuité : le
triangle délimité par les avenues Montaigne, Georges V, et des Champs-Elysées.
Volontiers qualifié de "Triangle d'Or" par les promoteurs et les
marchands de biens, ce secteur a connu une flambée considérable des prix
immobiliers, car il est parmi les plus recherchés par les entreprises et les
commerces de luxe" [Pinçon et Pinçon –Charlot, 1989, 10]
Les critères de délimitation sont urbains : des axes de circulation importants, et économiques : un comportement de spéculation immobilière homogène. Ils sont aussi historiques, culturels et sociaux : le Triangle d'Or a hébergé plusieurs générations de familles fortunées et cultivées dont l'art de vivre et le prestige ont selon le terme même des Pinçon-Charlot, conféré une "griffe" au territoire, c'est à dire "l'authentification, l'appartenance à un univers".
Plus proche du quartier, Château-Rouge fait l'objet de la même minutieuse définition de la part de Sophie Bouly de Lesdain au cours de son analyse des rapports des femmes Camerounaises de France à l'alimentation et à l'achat d'aliments :
"Administrativement,
le quartier de Château-Rouge est délimité par la rue Doudeauville au Nord, la
rue Stéphenson à l'Est, les rues des Gardes, Cavé et Polonceau au Sud et le
boulevard Barbès à l'ouest. Château-Rouge se situe à l'intersection du 70ème et du 71ème quartier qui comprend
la Goutte d'Or.
La
constitution du quartier résulte d'une opération de lotissement du début du
siècle (de 1830 à 1860). Entre 1840 et 1880, les immeubles de rapport à quatre
ou cinq niveaux apparaissent, suivis de bâtiments en pierre de taille à la fin
du siècle dernier. Ces vagues d'urbanisation ont abouti à des types de bâtis
hétérogènes. rapidement le quartier accueille des populations d'origines
sociales, régionales, puis nationales diverses" [Bouly de Lesdain,
1999, 104]
Lorsqu'on rapproche les territoires définis par Poinçot-Charlot et Bouly de Lesdain on se rend compte que les surfaces étudiées sont très proches de celles de notre quartier : un peu plus réduite, mais très dense pour Château-Rouge, un peu plus large, mais aérée pour le Triangle d'Or. Les quartiers de Paris présenteraient-ils des dimensions invariantes?
Sommes toutes, la définition de quartier pourrait être empruntée à Perec, car il n'y en a pas de meilleure : "la portion de la ville dans laquelle on se déplace facilement à pied ou, pour dire la même chose sous la forme d'une Lapalissade, la partie de la ville dans laquelle on n'a pas besoin de se rendre, puisque précisément on y est." [Perec, 1983]
D'une autre façon, l'on pourrait dire que la limite géographique d'un quartier parisien est définie par la distance qu'un homme à pied est prêt à parcourir une ou plusieurs fois par semaine pour assurer son approvisionnement en produits de première nécessité, et réunir l'ensemble des services que la vie moderne impose. Un fil invisible reliera donc notre homme à « Sa » boulangerie préférée (et une autre en remplacement pour les jours de fermeture), « Son » boucher, le marché local, une supérette, peut-être un pressing ou une laverie automatique. S'il a des enfants, l'école, le médecin, renforceront ces liens de proximité.
Les nécessités de cet approvisionnement conduiront l'homme à être sinon connu, au moins reconnu ou identifié par un certain nombre de personnes, fournisseurs, ou chalands régulièrement côtoyés, qui peut-être l'appelleront par son nom, tout au moins réuniront sur lui quelques informations, au gré des brefs échanges : s'il a une femme, qui sont ses enfants, s'il est enrhumé, ou en villégiature. Nul dans son quartier ne saurait être entièrement anonyme.
Les grands axes contraignants à traverser (voies ferrées, boulevards trop envahis de voitures, fleuves), agiront comme autant de frontières naturelles et il réservera leur franchissement à une occasion bien définie, un peu exceptionnelle, justifiée par un objectif fort : une séance de cinéma, des courses dans les grands magasins, une visite, la vie professionnelle.
Cela explique que le quartier, tel qu'il existe à Paris, ne se retrouve pas en banlieue et surtout dans les zones rurbaines où il existe peu de petits commerces. La vie sociale s'organise autour de la rue où l'on fréquente ses voisins et le centre commercial accédé en voiture. Mais le banlieusard a « son » garagiste et « son » pompiste car la voiture est un élément de survie indispensable.
Emmanuelle Lallement a soutenu en 1999 une thèse très attachante. Surprise et attirée par les secteurs commerciaux de Barbès-Rochechouart et de Château-Rouge, leur densité commerciale, le dynamisme que dégage le mélange de populations extrêmement diverses et pourtant rassemblées, comme pacifiées par l'acte de vendre et acheter, elle décide de consacrer sa thèse de doctorat à l'analyse de ce territoire peu commun :
"Car au delà du caractère pittoresque, semble se dessiner une des figures de "l'urbanité" ainsi que de multiples façons de pratiquer la ville. N'y a-t-il pas en effet, autour de l'activité marchande, la constitution d'un champ social particulier?" [Lallement, 1999, 12]
Mais voilà qu'au moment de définir les limites spatiales de son étude, la jeune ethnologue déchante : la mairie, les services sociaux, le centre de documentation de la Goutte d'Or ne semblent pas la comprendre lorsqu'elle évoque le « quartier Barbès » : "Pour moi Barbès ce n'est pas ici? Barbès ou la Goutte d'or". Les cartes, les découpages administratifs, le "zonage" des services sociaux, l'impression même des habitants, tout lui donnait tort, au point qu'elle s'est sentie oppressée par une "obsession de la délimitation".
Et pourtant, elle le sentait bien ce "quartier Barbès" : "Tati, les bazars du boulevard Barbès, le boulevard Rochechouart, le début de la rue de Clignancourt, le marché Dejean, la rue des Poissonniers".. Mais elle reconnaît avec franchise être partie sur une fausse piste.
C'est qu'elle avait identifié non un quartier au sens où l'entend Perec, mais un réseau commercial, une intensité d'échanges marchands très particulière, en fait plusieurs quartiers (au sens où les habitants le ressentent), reliés par une multitude d'intérêts communs : commerces à prix serrés qui s'accommodent fort bien d'une clientèle bariolée, et qui au contraire l'attirent par tactique, boutiques peu raffinées dont les étalages privilégient la profusion, le "décrochez-moi-ça", techniques commerciales fondées en amont sur des achats très bon marché pour conserver des prix avantageux, et puis, dans l'ensemble un air de pacotille, de kitsch, l'esthétique des "gens de peu" dont Macha Makeïev et Jérôme Deschamp ont fait le signe de ralliement des « Deschiens » et que les stylistes à la mode copient sans vergogne.
Sophie Bouly de Lesdain révèle bien le liant de ce réseau lorsqu'elle décrit les comportements d 'achat des femmes camerounaises dans le XVIIIème arrondissement : on achète la nourriture à Château-Rouge, parce qu'on est "missionné" pour cela par un groupe d'amis, parce qu'on manque de certains ingrédients et que "ce soir c'est africain", par nostalgie, pour retrouver les marques, les emballages de là-bas, glaner des nouvelles du pays dans les boutiques... et puis l'on file à Barbès-Rochechouart, chez Tati, parce qu'on y trouve une gamme de prix imbattable et des produits qui flattent le goût (des sandales, des étoffes chatoyantes), et au passage on fait un saut chez Toto ou le tissu vendu au poids est si avantageux!
Mais Tati ne vend pas de produits "exotiques", de boubou, de tapis de prières. Il vend des vêtements occidentaux très "mode", des parfums, des maquillages, des chaussures, dont la forme est identiques à celle des produits vendus dans tous les magasins de Paris. Seuls les prix, très étudiés (c'est la stratégie de Ouakim, le patron du magasin « Tati ») et peut être, parfois, la qualité diffèrent. C'est que chez Tati, on vient acheter de la ressemblance, de l'occidental, la preuve, rapportée l'été au pays sous forme de cadeaux, que l'on est « dans le coup », qu'on a intégré l'occident.
"Les Africaines se rendent dans les commerces tenus par les maghrébins et situés sur le boulevard, ou à proximité de la station de Métro Barbès, où elles achètent des tissus (Chez Toto Solde) et des vêtements (chez Tati, aux Deux Marronniers, Chez Sympa), mais elles considèrent que, ce faisant, elles se rendent dans un autre quartier." [Bouly de Lesdain, 1999, 107]
Naturel ce flux d'acheteurs qui d'ailleurs n'habitent souvent pas le quartier mais se déplacent de Paris, de banlieue et parfois de province? Non, mais le fruit des stratégies cumulées des leaders commerciaux : les commerçants asiatiques de Château-Rouge, Ouakim, et des tactiques des "petits" : petits bazards, petits salons de coiffures "afro", petites épiceries qui s'épanouissent discrètement à l'ombre des grands et relient ces deux centres majeurs en entretenant tout au long du chemin la soif d'achat des visiteurs.
Ces commerçants ont, au fil du temps, inventé des méthodes de vente différentes mais complémentaires, des "concepts" commerciaux performants et reconnus : le commerce discount, le commerce ethnique, dans des boutiques qui conservent l'air d'avoir poussé au hasard comme des champignons.
La communication à l’intérieur du quartier renvoie à la mise en scène de soi en public telle que la définit Erving Goffman [Goffman, 1973]. Qu’elle soit intra ou inter-ethnique, cette communication se construit autour de l’image que se font les communautés de leur identité, et des objets et symboles qu’ils considèrent représentatifs de cette identité.
La communication de proximité prend la forme de rassemblements dans des lieux dédiés à une activité à laquelle la communauté confère une valeur identitaire : lieux de culte, centres culturels, boutiques de commerce ethnique, téléboutiques. La rencontre physique avec les membres de la communauté ethnique, dans un lieu qui tente de reconstituer l’environnement du pays d’origine, y compte autant que l’événement qui motive le rassemblement (spectacle ou concert ethnique, achats des denrées exotiques, émissions de télévision, appels téléphoniques « au pays »). Sans la prise en compte de cette dimension, certains comportements constatés en milieu migrant, paraissent paradoxaux : Myria Georgiou en étudiant la consommation des média « ethniques » au sein d’un centre culturel cypriote de Londres, remarque qu’ « un tiers des habitués dispose de la télévision Grecque cypriote par câble ou satellite à leur domicile, mais que cela ne les empêche pas de venir au centre pour regarder en groupe le journal du soir CBC/STAT ou pour rencontrer leurs amis et participer aux autres activités ». [Georgiou, 2001]
De la même façon, on peut s’étonner de voir la communauté africaine fréquenter les téléboutiques bruyantes et surpeuplées même pour de courts appels locaux. On peut donc supposer que le déplacement dans un quartier de commerce ethnique, outre l’occasion de s’approvisionner en produits caractéristiques du pays d’origine, permet aussi de rencontrer des compatriotes, et d’échanger des nouvelles du pays, ou tout simplement d’évoluer dans un espace où la communauté est fortement présente. La volonté de reconstruction symbolique du territoire quitté, manifeste dans les agencements et l’approvisionnement des boutiques, peut prendre des formes subtiles : Sophie Bouly de Lesdain note que certaines bières, produites par des multinationales, sont jugées meilleures par les africains lorsqu’elles sont proposées dans le conditionnement usuel en Afrique. Ainsi les épiceries de Château-Rouge vendent-elles le bouillon Kub dans des bocaux de verre et le Nescafé dans des boîtes de métal : même si la marque est internationale, le pays, lui, est subjectivement associé à l’emballage.
Mais si le territoire migrant marchand imite celui de la patrie, il ne peut le reproduire exactement, car les quartiers ethniques ne sont pas des lieux simples où une minorité viendrait se recomposer, mais des lieux hétérogènes ou de ethnies diverses, parfois ennemies négocient leur cohabitation. Les travaux de Georgiou insistent sur cet élargissement de la notion d’ethnicité : la communauté cypriote de Londres inclut les cypriotes grecs, turcs, arméniens et maronites ; ceux de Ma Mung consacrés à la diaspora Chinoise [Ma Mung, 2000, 127] montrent que les entrepreneurs Chinois élargissent les relations économiques initialement entretenues avec « les plus proches linguistiquement et culturellement » vers des partenaires d’un même bloc ethnique, mais plus éloignés ; Château-Rouge, enfin, s’il apparaît superficiellement comme africain, est un mélange complexe, où marchands de tissu juifs, bouchers maghrébins, épiciers sri-lankais ou chinois, poissonniers français, coiffeurs africains, réalisent une synchrétisme commercial dont la seule caractéristique commune est de proposer des produits et services renvoyant à « l’ailleurs ».
Emmanuelle Lallement constate que, bien loin de gommer les différences comme le font les commerces franchisés issus de l’économie multinationale, les quartiers ethniques exacerbent les origines, les désignent et les mettent en scène dans la communication commerciale comme dans la communication quotidienne ; les différences sont devenues l’élément central du jeu marchand :
« Est-ce à dire pourtant, parce qu’on se trouve dans un univers marchand où l’idée d’une société multiculturelle se trouve en vitrine, que se règleraient ici, pacifiquement, ce qui, ailleurs, provoque des conflits et des luttes parfois sanglantes ? Est-ce à dire qu’à Barbès nous avons une réponse à la question de savoir si nous saurons vivre dans le respect de nos différences ? » [Lallement, 1999,377].
Les territoires marchands seraient-ils doués
de vertus particulières leur permettant d’absorber l’altérité ? C’est la
thèse que soutient Michèle de La Pradelle, qui s’étonne de voir survivre les
marchés, alors que leur rôle d’approvisionnement des villes a disparu.
Dépouillé de sa fonction économique, « ce micro-événement pittoresque
mais sans incidence appréciable sur la balance des paiement ou la bonne tenue
du Franc, redevient un lieu social, un objet pour ethnologue. »[de La
Pradelle, 1996, 12]
Les marchés seraient donc des objets
sociaux, mieux encore : ils constitueraient le théâtre d’une mise en scène
de la vie quotidienne, où chacun interprèterait son rôle social pour autrui, en
exagérant la mimique juste ce qu’il faut pour être bien compris, pour montrer
qu’on assume sa place, qu’on joue le jeu. « Rentre à la maison sale
arabe, et va étudier où je te casse en deux !» lance à voix haute un
adolescent maghrébin de Château-Rouge à son petit frère. Son sourire dément la
brutalité des paroles et ne révèle que la fierté d’avoir exercé, devant les
copains et les passants, son autorité de grand frère. Dans les ruelles, le long
du boulevard Rochechouart, des hommes dévoilent avec force air de mystère, à
demi dissimulées au creux de la paume, des bagues de pacotille, sans valeur
aucune, même pas volées. Nous sommes au « marché aux voleurs »
signifie le geste, alors feignons de vendre de la marchandise volée, même si
personne n’est dupe.
Car l’important dans le marché, nous
enseigne Michèle de La Pradelle, ce n’est ni le marché, ni la marchandise, mais
l’idée qu’on s’en fait et l’idée qu’on se fait les uns des autres au
marché : c’est un « commerce de l’imaginaire ». La
rencontre de cet espace marchand et de la problématique identitaire était donc
inévitable pour les migrants car Château-Rouge dispose de la théâtralité
suffisante pour que les produits se chargent en valeur ajoutée ethnique.
En 2000 et 2001, pendant la préparation des
élections municipales, certains riverains de Château-Rouge constitués en
association orchestrent une campagne virulente et la presse nationale fait écho
à leurs griefs. L’un d’eux revient fréquemment : le désarroi de voir
disparaître du quartier les commerçants français : les boucheries
traditionnelles, les épiciers, les « vrais » boulangers.
Désappropriés de « leur » marché, les riverains réclament dans la
presse et auprès des autorités le déplacement du marché exotique.
Que les boutiques
de Château-Rouge proposent également, mêlés aux produits exotiques de la viande
et des légumes adaptés aux goûts des français ne semble pas suffire.
L’imaginaire « français », fait de produits de la ferme, de
spécialités régionales et d’artisanat, a disparu des boutiques et sans cet
imaginaire les produits ne semblent plus consommables. Tel est le constat
auquel était parvenu, quelques années auparavant, L’ALFA (Animation, Loisirs,
Familiaux, Action Sociale) en charge du volet social de l’enquête qualitative
d’Urbanisme de la Goutte d’Or :
« Parfois (souvent ?), on
comprend que ce n’est pas tant les produits qui manquent que l’ambiance
spécifique des commerces traditionnels : le contact avec les commerçants,
ou avec les autres habitants du quartier. C’est également là le paysage
pittoresque qu’ils dessinaient et qui reste dans les mémoires. Ces repères
physiques ont disparu pour faire face aux nombreuses devantures africaines qui
n’offrent pas aux habitants français- sensation sans doute plus aiguë chez les
plus âgés, une lisibilité du paysage. Cette absence de familiarité, ce problème
de perception de son environnement quotidien, provoque une sensation de chaos,
de désordre et donne le sentiment d’avoir été désapproprié par ceux qui l’ont
visiblement marqué de leur nouvelle présence. » [12]
Il n’est pas rare qu’on définisse un quartier par l’origine ethnique, réelle ou supposée, de ses habitants. Pour fréquente qu’elle soit, cette appellation n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Il est notable qu’il ne suffit pas qu’un quartier soit habité par une population étrangère de même origine, pour que l’usage lui attribue cette appellation. Les quartiers à dénomination ethnique se rencontrent plutôt dans les centres villes, que dans les cités de banlieue, plutôt vécues comme pluri-ethniques. Ce qui détermine l’appellation, c’est l’existence de signaux ethniques apparents dans la composante urbaine : lieux de culte, boutiques, caractéristiques physiques et habillement des passants, manifestations publiques (défilés, processions etc.). La définition ethnique d’un quartier est donc une définition ressentie et une population, même minoritaire, peut donc lui donner un caractère ethnique pour peu qu’elle investisse un nombre suffisant de commerces pour donner une impression de concentration et devenir l’emblème du quartier. Les marchandises spécifiques et les signaux culturels émis par les premiers commerces attirent une clientèle de même origine, mais extérieure au quartier, qui, en fréquentant les commerces et les rues, en renforce encore les signaux ethniques. Le phénomène « d’ethnicisation ressentie » d’un quartier est donc profondément lié à son caractère commercial, et peut donc devenir un jeu commercial à part entière : lorsque le caractère ethnique est suffisamment établi pour attirer une clientèle, des commerçants de toutes origines, y compris autochtones, peuvent adopter les codes commerciaux dominants. C’est en particulier ce que l’on observe à Château-Rouge, où des commerçants chinois, antillais, juifs, maghrébins et français composent un quartier ressenti comme « africain ».
Car l’ethnicité est une caractéristique
collective, un ensemble de critères physiques et culturels que l’on partage
avec un groupe. La pluri-ethnicité, cohabitation de plusieurs groupes est donc
par essence un état qui se manifeste dans l’espace public. Les
« frottements » entre groupes ethniques s’opèrent donc dans la rue,
dans les boutiques, dans les lieux que la vie quotidienne conduit à partager
avec ceux que l’on ne choisit pas.
La sphère privée, constatent Toubon et
Messamah à la Goutte d’Or, est le lieu du repli et de la discrétion : les
habitants de la Goutte d’Or qu’ils interrogent dans les années 1980 lors d’une
étude d’urbanisme, minimisent la spécificité pluri-ethnique de leur quartier et
les conséquences sur leur vie quotidienne.
« Dans un espace
pluri-ethnique, les relations inter-personnelles sont circonscrites aux limites
des groupes homogènes. Une des spécificités est la lenteur avec laquelle se
tissent les relations entre personnes de culture différente. Ici, la cordialité
se manifeste rarement d’une manière spontanée. Dans un espace investi par
plusieurs pratiques culturelles, les tendances communément observées sont
celles qui permettent la discrétion, le respect de l’individualité et de la famille
(…)
Chaque groupe a tendance dans la situation de multi-ethnicité à recourir à
des artifices visant à lui assurer une image ou une place privilégiée. Le
territoire pose en même temps que le problème de « support matériel»
celui des pratiques et des représentations imaginaires. Dans un espace aux
configurations sociales changeantes, les transgressions
« d’interdits » plus accusés qu’ailleurs y seront aussi ressentis
avec plus de force(...) » [Toubon et Messamah, 1990,28 ].
Face à d’éventuelles critiques ou
dévalorisations de leur mode de vie, les habitants opposent les avantages des
quartiers commerçants pluri-ethniques, les boutiques ouvertes tard le soir, la
diversité des restaurants, le choix de produits de toutes origines, la beauté
et l’étrangeté des objets exposés aux passants. Ils surinvestissent l’espace
marchand, du caractère pluri-ethnique qu’ils tentent de nier dans leur
intimité, comme si, maintenu dans la sphère théâtrale et factice du commerce,
ce caractère perdait sa dangerosité.
A l’inverse, les riverains mécontents de
Château-Rouge n’hésitent pas à accuser les commerces ethniques de tous les
maux, les assimilant aux revendeurs de drogue et à la prostitution, dénonçant
les pratiques illégales, revendiquant leur expulsion, comme si la stigmatisation
d’une abstraction, l’espace marchand, autorisait le défoulement verbal et le
rejet qui, dirigés contre des individus, ne pourraient qu’être sévèrement
condamnés[13].
La question
d’Emmanuelle Lallement est donc centrale : la théâtralité marchande
est-elle facteur d’apaisement ? Endosser ouvertement son rôle de migrant
est-il, au delà de la nostalgie, un moyen de trouver sa place plus sereinement
dans le pays d’accueil ? Cela est possible. Les années d’observation du
quartier (2001 à 2003) ont été marquées par l’aggravation du conflit
israélo-palestinien et l’attentat du World Trade Center. Pourtant, dans cet
espace qui abrite deux mosquées et de multiples commerces juifs et arabes, les
tensions, notables dans les jours qui ont suivi les faits marquants (graffitis,
altercations), se sont rapidement apaisées.
Etrange analyse donc, que celle que nous allons entreprendre, car il faut bien nous y résoudre : le marché Africain de Château-Rouge n’existe pas, et ce pour une triple raison :
- il n’y a jamais eu, officiellement, de quartier Château-Rouge à Paris, et ce territoire, ses limites, son nom, ne sont issus que des habitudes de ceux qui y viennent s’approvisionner ;
- il n’existe pas de marché Château-Rouge, on le chercherait vainement sur les listes préfectorales, et cette zone commerciale ne bénéficie pas à ce titre des services municipaux octroyés aux « vrais » marchés. Cette juxtaposition de petits commerces indépendants, que rien ne paraît organiser ou réguler, ne constitue un tout que dans l’esprit du chaland qui trouve dans ses ruelles une réponse cohérente à sa quête d’un approvisionnement qui lui ressemble ;
- Château-Rouge n’est pas l’Afrique. Cette Africanité revendiquée, mais « bricolée » à des fins marchandes, cette association improbable de communautés ne s’est jamais vue sous le ciel d’Afrique. Château-Rouge est un territoire parisien, moderne, peut être la préfiguration des métropoles du XXIème siècle. C’est donc bien à une ethnographie occidentale que nous allons nous livrer.
[1] Portables volés : petits larcins et gros braquages / Matthieu Croissandeau .-« Le Nouvel Observateur, 16-22 Août 2001.-p.39
[2] source : site de la Mairie de Paris : http://www.paris.fr/fr/solidarites/paris_integration/pdf/18arrdt.pdf et La Goutte d’OR : 20 ans d’évolutions 1982-1999/Association Salle Saint-Bruno ; Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR) Collab. .-Paris, Association salle Saint-Bruno, 2002. Joint en Annexe II.2.
[3] Voir notamment l’article très détaillé publié dans Fraternité Matin (Abidjan) du 24 janvier 2004 (joint en Annexe II-3).
[4]
« Outre le problème de la réglementation, certains acteurs nous ont
signalé les difficultés rencontrées avec les administrations européennes. A
Paris par exemple, une présence policière constante à Château Rouge, utile peut
être pour la sécurité des personnes, dissuade souvent les clients évitant des
contrôles inopinées. Ce qui constitue pour les détaillants, une perte de la
clientèle et donc une baisse du chiffre d'affaires. Par ailleurs, il arrive
également que les importateurs aient des difficultés pour le stationnement
pendant les livraisons. Des interpellations à cause d'un stationnement pendant
la livraison sont fréquentes, ce qui gêne considérablement le travail des
importateurs. La solution serait que chaque importateur livrant régulièrement
de la marchandise à Château Rouge bénéficie d'une carte ou d'une autorisation
lui permettant de travailler sans aucun souci. Cela éviterait des
interpellations sans intérêt, comme par le passé. Aussi, une reconnaissance de
l'intérêt socio-économique et culturel du marché de Château Rouge par la Mairie
du 18ème arrondissement et du commissariat de police pourrait améliorer les
relations entre les deux parties » Evaluation des échanges des
produits forestiers non ligneux entre l'Afrique subsaharienne et
l'Europe . chapitre 6 / Honoré Tabuna.- Organisation des Nations Unies
pour l'Alimentation et l'Agriculture-Bureau Régional pour l'Afrique, mai 2000
http://www.fao.org/DOCREP/003/X6612F/x6612f00.htm#TopOfPage
[5] Le tableau de Paris/ Louis-Sébastien Mercier
[6] Le piéton de Paris / Léon Paul Fargue
[7] Nadja/André Breton
[8] Paris capitale du XIXème siècle / Walter Benjamin.- Paris : Editions du Cerf, 2000
[9] en 1840.
[10] Projet d’Aménagement de la Porte de Clignancourt / Ateliers Parisiens d’Urbanisme(APUR).- Novembre 2000.
[11] Source : Paris en 80 quartiers : expositions dans les 20 mairies d’arrondissement d’octobre à décembre 2000/Mairie de Paris .-2000 (Catalogue d’ exposition) .-p.114
[12] Equête de la SOPAREMA confiée à L’ALFA, Janvier 1995,
[13] Voir notamment le site de l’association « Droit au Calme » (DAC) http://www.chateaurougedac.org/