[retour au sommaire] - [chapitreprécédent] - [chapitre suivant]

2.3 Premiers constats

 

2.3.1 Répartition des boutiques de communication

 

Au vocable « boutiques de communication », correspond un ensemble de produits et services et de lieux de vente disparates. Leur point commun est de proposer des équipements ou services liés aux télécommunications. Il n’existe pas de terme officiel pour les désigner, et ces boutiques peinent parfois à se désigner.

 

Ainsi :

 

Les boutiques associant la vente de cartes de téléphone prépayées à côté d’une autre activité, ne prennent pas la peine de qualifier cette activité secondaire : ce sont des épiceries, des commerces de tissu qui vendent des cartes téléphoniques.

 

Les boutiques spécialisées dans la vente de carte téléphoniques prépayées ne portent pas de qualificatif particulier. Nul ne s’est encore soucié d’attribuer un nom à ce type de commerce.

 

Les téléboutiques des zones ethniques et frontières, lorsqu’elles prennent la peine de s’auto-désigner, hésitent entre plusieurs vocables :

 

 

Les points d’accès à l’internet, montrent la même diversité de désignations :

 

 

Les commerces de téléphones cellulaires et d’accessoires de la zone standardisée rencontrent la même difficulté. La plupart ne se désignent pas. On trouve cependant les expressions suivantes :

 

 

La répartition en six classes proposée ici tente de mettre en évidence le développement respectif des commerces liés à la téléphonie et de ceux liés à l’internet, elle considère également les associations de produits et services liés au TIC avec d’autres types de produits.

 

Nous distinguons donc :

 

Les boutiques spécialisées dans la vente de cartes prépayées

 

Les cartes prépayées correspondent à un crédit auprès d’un opérateur ou fournisseur, qui achète des minutes de communication en gros et les revend au détail.

Le principe est simple : une fois la carte achetée, l’on gratte la pellicule de peinture recouvrant le code secret. Il suffit ensuite de composer le numéro de l’opérateur, puis le code secret, puis le numéro du correspondant, pour bénéficier de 30 minutes ou d’une heure d’appel à l’étranger à un coût inférieur à celui de France Télécom mais différant selon la destination. Cet appel peut être effectué de chez soi, d’un téléphone portable, ou d’une cabine, selon le type de carte achetée.

 

En 1998 les cartes coûtaient de 100 à 125F (15 à 20 €). En 2001 des dizaines de marques se partagent le marché, et les prix sont tombés aux alentours de 7,50 € à 10 € (80 F).

 

Le succès de ces cartes s’explique par leur simplicité d’utilisation : il n’est pas besoin de s’adresser à un opérateur pour composer son numéro, la maîtrise de la langue n’est donc pas un handicap. Le forfait prépayé[1] permet de maîtriser le coût sans dépasser son budget par inadvertance. Dans un quartier voué à la « nostalgie » et au « discount », la carte prépayée ne pouvait que se développer.

 

En 2001, six boutiques se sont spécialisées dans la vente des cartes prépayées, quatre d’entre elles étant regroupées dans la rue Labat, et dans la portion du boulevard Barbès comprise entre la carrefour Labat et la rue Marcadet, zones de commerces Tamoul, et comportant une densité exceptionnelle de points de vente liés aux télécommunications.

Ces boutiques, de petite taille, rappellent par leur aménagement les boutiques de change : le fond de la boutique est occupé dans toute sa largeur par un long comptoir, dont la partie supérieure est vitrée. De nombreux panneaux et affiches indiquent les prix des communications selon la destination et les opérateurs. L’ensemble est fonctionnel et complètement orienté autour de cette activité, chose remarquable dans ce quartier, où règne un joyeux mélange tel qu’il est parfois difficile de déterminer l’activité principale d’un commerce.

 

 

 

 

 

Les boutiques associant la vente de cartes prépayées à d’autres produits ou services

 

Si le marché Dejean et les rues adjacentes auxquelles on attribue le nom de « marché exotique »[2], ne comportent pas de boutique spécialisée dans la vente de cartes prépayées, il n’est cependant pas difficile de trouver de tels articles. Une multitude de boutiques se consacre à la vente de cartes prépayées en complément d’une autre activité. Ce principe de vente se superpose exactement à l’implantation des commerces exotiques, comme si ces deux choix commerciaux s’apparentaient.

Une pratique se répand dans les bazars du boulevard Barbès, tenus par des Tamuls : une fenêtre en forme de demi cercle est découpé au diamant dans la vitrine, une table est installée derrière, et les fameuses affichettes collées de part et d’autre. Un guichet de vente rapide est ainsi « bricolé », permettant l’achat de cartes sans pénétrer dans la boutique. Cette pratique révèle la bonne santé du marché des cartes prépayées, qui permet de spécialiser l’un des vendeurs dans cette activité, mais montre également que le besoin se fait sentir de distinguer le produit de télécommunications des autres produits, pourtant disparates, vendus dans la boutique, en créant une sorte de « sous-boutique ».

 

Les téléboutiques

 

Nous désignons par ce terme les boutiques proposant l’usage de cabines téléphoniques internationales.

L’appellation « téléboutique » désigne les lieux équipés d’un ensemble de cabines, fermées par une porte de bois plein percée d’une lucarne vitrée, que l’on utilise moyennant le paiement à la durée ou l’utilisation d’une carte prépayée. Les téléboutiques se sont implantées dans le quartier sous l’impulsion de la déréglementation du 1er janvier 1998. Le phénomène, à l’époque, a été suffisamment visible pour faire l’objet d’un article dans la gazette de l’arrondissement[3], expliquant leur fonctionnement aux riverains.

Le système Call Box de Telnet France, y est représenté. Les cabines y sont branchées sur un ordinateur qui aiguille automatiquement l’appel vers l’opérateur international le moins cher. Le positionnement de Telnet est d’être moins cher que France Télécom en jouant sur les taux de change et les volumes d’appels achetés « en gros » aux opérateurs étrangers.

C’est au sein de ces téléboutiques que se développent, depuis la fin 2000, la majorité des points d’accès à l’internet.

 

Le cyber café ou la cyberboutique spécialisée

 

Le modèle initial de cyber café, un café traditionnel réservant un espace à la consultation de l’internet, est  arrivé en France vers 1996. Il a contribué à populariser l’internet malgré des tarifs encore élevés (60F/heure), mais ce modèle a fortement décru et ne subsiste plus que dans les quartiers branchés de la capitale sous forme de webbar. En 2001, deux lieux pouvaient prétendre à cette appellation à Château-Rouge : la Case @ Café rue de la Goutte d’Or et le Vis @ Vis, place Saint-Bernard. En 2003, le premier, tout en conservant l’arobase caractéristique de son nom, a remplacé l’espace internet par un PMU. Le second, a fermé l’espace café pour étendre le nombre de postes internet. Le modèle du cyber café a donc complètement disparu du quartier, cependant l’appellation reste ponctuellement en usage sur les enseignes, même si elle n’est plus justifiée que par un quelconque distributeur automatique de boissons !

 

Trois autres lieux exclusivement consacrés à l’internet ont ouvert entre 2001 et 2003 : le Gokalais Bookshop rue de Clignancourt, le Cl@ss’Copy.net rue Duc et le Livenet rue Simart . Avec le Vis @ Vis, ce sont donc trois commerces privés qui ont fait le choix de centrer leur activité sur l’internet, sans la compléter par la téléphonie ou la limonaderie. Cela les oblige à diversifier leur activité autour de l’informatique en proposant des initiations à l’internet, des formations à la bureautique ou à la rédaction de CV, ou de services annexes : visioconférence, scannage, gravage de cédéroms ou DVD, impression numérique ou reprographie.

 

Les télé-cyberboutiques

 

Le modèle dominant d’accès à l’internet, émergent en 2001, nettement confirmé en 2003, est celui de la téléboutique proposant quelques points d’accès à l’internet. D’autres services d’appoint, liés à la notion d’utilisation en libre service d’appareils de reproduction numérique s’y adjoignent fréquemment : un ou deux photocopieurs, une cabine de type « photomaton », un service d’émission et réception de fax. On assiste désormais à l’éclosion de boutiques de services permettant de traiter complètement les documents administratifs ou professionnels. En 2003 s’amorce une nouvelle diversification de services : les nouvelles télé-cyberboutiques s’installent à proximité de cabinets de gestion ou de rédaction d’actes administratifs (rue Marcadet), voire d’écrivains publics, ou proposent des prestations de traduction d’actes administratifs.

 

Les boutiques de téléphones portables et accessoires de téléphonie mobile

 

Les boutiques de terminaux et d’accessoires de téléphonie mobile ne sont pas des dispositifs d’accès collectifs. Elles méritent cependant d’être mentionnées ici car, représentées dans les zones de commerces « standardisés», elles sont également très présentes dans les zones « ethno-discount » : la vogue du portable ne semble pas rencontrer de frontière culturelle. Ces boutiques sont également la preuve, confirmée lors des observations à l’intérieur des téléboutiques [Annexe IV-10], que le développement des téléboutiques n’est pas le résultat d’une exclusion des migrants des autres formes de communication, trop onéreuses, ou inadaptées, mais bel et bien d’une diversification des usages des télécommunications par les migrants, les différentes formes de téléphonie et de télécommunication se combinant selon leur aptitude à répondre au mieux et au meilleur coût, au besoin de communiquer.

 

 

 

2.3.1.1 Répartition des « boutiques de communication »  en 2001 et 2003

 

(Un agrandissement de ces cartes est proposé en Annexe IV-3)

Situation en février 2001

Situation en mai 2003

È

 

Boutique de téléphones portables et accessoires.

Téléboutiques.

Cyberboutiques, y compris les télé-cyberboutiques.

Vente de cartes téléphoniques, sans cabines téléphoniques.

 


 

 

2.3.1.2 Des territoires contrastés

 

Les quartiers Clignancourt et Château-Rouge présentent chacun des zones de commerces organisées le long d’un grand axe routier (Rue Ordener, boulevard Ornano et boulevard Barbès) et une autre centrée autour d’un marché (marché du Poteau,marché Dejean), toutes également fréquentées. Mais la commercialisation de produits et de services liés aux TIC y prend des formes différentes.

 

Dans la zone « standardisée » de Clignancourt, la commercialisation des TIC est représentée en 2001 exclusivement par des commerces de téléphones mobiles assurant parfois également la vente de forfaits de connexion à l’internet (le seul point de vente de cartes prépayées étant une épicerie de type « alimentation générale », tenue par un maghrébin). Les commerces de TIC sont absents de la zone de commerces « traditionnels» du marché du Poteau. Vers la rue de Clignancourt et le boulevard Ornano, les téléboutiques, cyberboutiques et ventes de cartes prépayées marquent le début de zones de commerces ethniques. Dans la zone Château-Rouge/Barbès, tous les types de commercialisation des TIC sont représentés à l’exception des ventes de forfaits internet. Cette abondance et cette diversité des boutiques de produits de télécommunications est caractéristique des zones de commerces ethniques, et se retrouve dans d’autres quartiers de Paris voués à l’immigration.

 

Les cartes des relevés des TIC dans les quartiers de Château-Rouge et de Clignancourt, dessinent donc des territoires bien contrastés. Or ce contraste ne résulte pas d’un aménagement du territoire inégal résultant de conditions géographiques différentes, comme le reflètent, pas exemple, les cartes d’équipement de l’Afrique. Les territoires révélés ici, sont dessinés par l’usage et la force de l’introduction des TIC dans les modes de vie. Ce sont bien des territoires sociaux et culturels qui sont mis en évidence.

 

 

 

2.3.1.3 Une densité exceptionnelle dans la zone ethno-discount

 

L’étonnante densité des commerces liés au TIC constatée à Château-Rouge en 2001 est confirmée en 2003. le nombre de téléboutiques a doublé en deux ans, (il s’est créé presque une téléboutique par mois en 2003). Le nombre de points d’accès à l’internet a également doublé pendant cette période, montrant que l’introduction de cette technologie dans le quartier n’était pas un avatar sans lendemain de la netéconomie, mais que ces implantations pouvaient survivre à la crise des start-up. Les logiques d’implantation se confirment en 2003 : les ventes d’accessoires et terminaux de téléphonie mobile se regroupent autour du boulevard Barbès, côtoyant les bazars. Le centre du marché exotique, autour du marché Dejean, constitué de commerces alimentaires, de marchands de tissu, de bijoutiers et de coiffeurs, associe la vente de cartes prépayées à toutes sortes d’autres denrées ou services. Dans les rues moins encombrées entourant le marché africain, s’organisent les télé et cyberboutiques et les boutiques spécialisées dans la vente de cartes prépayées.

 

Deux rues se distinguent particulièrement : la rue Labat, investie par les commerces Tamouls, présente un tissu commercial très orienté vers les technologies : sur 29 commerces ouverts en 2003, 8 se consacrent à la téléphonie, à l’internet, et aux cartes prépayées en activité principale ou annexe. La rue Myrha, à l’habitat très dégradé, est, malgré l’église évangéliste et la mosquée qu’elle accueille, une rue traditionnellement (et visiblement) vouée à la drogue et à la prostitution. De nombreux commerces y sont fermés et abandonnés. Pourtant, entre 2001 et 2003, elle a vu ouvrir 4 téléboutiques supplémentaires, avant même l’ouverture de l’EPN de la Goutte d’Or. Ces deux rues dessinent, malgré leur improbable environnement reflet de la précarité et de la difficulté de subsistance de leurs habitants, de véritables « rues de la communication ».

 

     

Rue Myrha environnement urbain                                Rue Myrha, Al Houda telecom

 

2.3.1.4 Des associations originales de services dans la zone ethnique

 

Un regard plus appuyé sur l’environnement marchand des produits de télécommunication, sur leur association avec d’autres marchandises et boutiques, révèle d’autres particularités. [Annexe IV-6]

Les commerces tamouls et maghrébins proposent des cartes téléphoniques dans les nombreux bazars du boulevard Barbès ou dans les épiceries et magasins d’alimentation exotique, tandis que les commerçants africains les associent volontiers aux boutiques de tissu (wax, basins, pagnes) de bijoux et cosmétiques et aux salons de coiffure.

 

Il est à noter qu’on ne vend jamais de carte téléphonique dans les pharmacies, boulangeries, et boucheries quelque soit leur positionnement commercial. La carte semble liée à une certaine frivolité, à la notion de parure, de superflu et de plaisir. L’on vient au « marché africain » pour acheter les ingrédients des repas élaborés, les vêtements, les accessoires de mode, les bijoux ainsi que les livres, disques, cassettes vidéos et les menus objets d’équipement de la maison. Ce sont des courses de plaisir, pas des corvées, qui dégagent un impression d’excitation et de fête nettement perceptible. Les produits de télécommunication participent donc comme « ingrédient » de ces moments de loisir ou de fête.

 

« Nous utilisons les cartes prépayées au moment des événements familiaux, les anniversaires, les mariages » explique Violette, française dont l’époux est viet-namien. « On achète une ou deux cartes et on appelle la famille depuis chez-nous, c’est moins cher. »

 

Ce phénomène est bien compris des opérateurs télécom qui proposent des cartes téléphoniques à prix promotionnel pendant les fêtes.

 

Rue Labat – Affichettes « spécial Ramadan »

 

Il faut donc voir dans cette festivité de la vente des cartes prépayées une association spécifique à la situation de migrant pour lequel la fréquentation de certains lieux marchands s’accompagne d’un retour symbolique au pays, matérialisé par la rencontre de compatriotes et l’échange de nouvelles de la famille, comme le souligne Sophie Bouly de Lesdain dans son enquête sur les lieux d’approvisionnement des migrants :

 

« Ainsi, à la sortie du travail, certains se rendent dans la boutique d’un compatriote pour se tenir au courant des dernières nouvelles du pays et des compatriotes qui résident en France, pour partager une information ou encore présenter le petit dernier de la famille. La fonction première du passage à Château-Rouge est cette recherche de la convivialité » [1999,125]

 

 

Faut-il voir dans l’étonnante boutique de la rue ordener [Annexe IV-4 n°10], mi-salon de coiffure mi-téléboutique et volontairement équipée pour ces deux activités, l’aboutissement extrême de cette logique ? Un lieu où l’on peut simultanément échanger avec la communauté de France et celle du « pays », et résoudre l’impossible équation qui réconcilie ici et là- bas ?

 

C’est la piste que nous suivrons pour expliquer l’association, inconnue dans les zones « standardisées » du téléphone et de l’internet. Dans le cyber-café, l’internet est une attraction, une nouveauté livrée à la curiosité des consommateurs : « que les plus ingénieux s’exercent à développer l’usage de cette nouveauté, issue de nulle part ! » Dans la télé-cyberboutique, au contraire la visio-conférence se pose comme continuité du téléphone ou de la cassette vidéo, le mail comme continuité de la lettre ou du message, le web, le « chat » comme continuité de la presse et de la télévision, ou plutôt comme combinaison, comme ajout à un ensemble de pratiques. Car tous ces médias, dont le sociologue Abdelmalek Sayad nous a montré la complémentarité dans l’usage domestique, sont disponibles sinon dans la boutique elle-même, tout au moins dans sa proximité.

 

 

2.3.2 Les discours marchands des « boutiques de communication »

 

Nous avons vu que les devantures des boutiques contribuent à la mise en scène identitaire des quartiers marchands. En nous concentrant sur les signes et inscriptions figurant sur les devantures des « boutiques de communication », nous allons maintenant tenter de dresser les grandes lignes de la logique d’offre des produits et services de communication. En effet, ces signaux sont le reflet de ce que le commerçant a conscience d’offrir à ses clients et de l’attente qu’il suppose chez ses derniers. Ils comportent donc une double représentation : celle des technologies de communication, et celle du client et de l’usage qu’il a de ces technologies . Nous avons donc relevé ces signaux dans les trois zones de commerces : zones standardisées, zones frontières et zones ethnique, et les avons classés selon les thèmes utilisés.

 

Nous traiterons à part les affichettes de cartes prépayées, massivement apposées sur les vitrines de ces boutiques, car leur cas est complexe : les cartes prépayées sont produites par de grands groupes de communication occidentaux. Les visuels des affiches sont donc le produit d’un positionnement marketing étudié, la projection d’un autre type de représentation : celle que les multinationales se font de l’usage des TIC par les migrants. Pourtant le patron de la boutique choisit librement de coller telle ou telle affiche sur sa vitrine, et décide de la façon de les agencer. Les affichettes de cartes prépayées participent donc aussi à la mise en scène de la boutique.

 

2.3.2.1 Signaux et slogans sur les devantures

 

Huit thèmes de communication peuvent être déduits de l’analyse des signaux des boutiques de communication des zones ethniques, standardisées et frontières. Une même boutique peut faire appel à plusieurs thèmes à la fois, et appartient alors à plusieurs catégories [Annexe I-7].

 

 

 

1 – Le monde

 

Cette catégorie regroupe des boutiques évoquant le monde dans sa globalité. Cette référence peut être ou non associée à une référence à une zone géographique plus précise (catégorie 2). Ce thème suggère l’offre d’une communication libre et « universelle » s’affranchissant des pays et des frontières.

 

Les signaux peuvent prendre une forme graphique. La plus répandue consiste en une multitude d’adhésifs ou de fanions représentant les drapeaux de pays issus de tous les continents, les logos représentant des globes terrestres ou des mappemondes sont également fréquents. Le motif le plus travaillé représente un homme marchant sur le globe terrestre, un livre à la main, téléphone portable à l’oreille, sous un satellite.

 

Enseignes à Château-Rouge [Annexe IV-4 n°11-21-39]

 

Sous la forme écrite, ce thème apparaît dans le slogan « téléphonez moins cher tous pays » et ses multiples déclinaisons ainsi que dans les dénominations d’enseignes : « Arunthi International », « World Communication », « Allo Monde ».

 

Enfin, un vendeur de télécartes symbolise le monde par une douzaine de pendules réglées sur divers fuseaux horaires, éléments purement décoratifs puisque la boutique n’offre pas de télécabines. [Annexe IV-4 n°15]

 

Ce thème est très représenté dans la zone ethnique, dans les téléboutiques et télé-cyberboutiques et chez certains vendeurs de télécartes. Parmi les cyberboutiques n’offrant pas de télécabines, seul le Vis @ Vis adopte ce positionnement. Ce thème n’est jamais associé à la vente de téléphone portables, de forfaits ou d’accessoires. Il est donc totalement absent de la zone Standardisée.

 

2 - Une communauté, une zone géographique.

 

Les références à une communauté ou à une zone géographique précise prennent des formes très diverses : L’enseigne peut renvoyer plus ou moins explicitement à un pays, (« Kin Call », « Super Kin Cit » pour Kinshasa), une zone géographique (« Bengale.net »), une communauté religieuse (« Ganesa.com »), ou un continent (« World Communication Afro »). Des caractères étrangers sur la façade destinent l’offre plus particulièrement à l’une ou l’autre communauté. Des affichettes proposant des services complémentaires de traduction (cingalais/français), un accueil en langue Bamiléké, ou annonçant un partenariat local (« partenariat Auto Yokham Kin ») contribuent à attirer une communauté spécifique. La consonance du nom du propriétaire, largement affiché,  joue également un rôle dans la reconnaissance par la communauté :  « Al Houda telecom », « Vanathy SARL », « Sri Sai Sarl », « Gokalais Bookshop ».

Une seule boutique de la zone ethnique se réfère explicitement au concept de diaspora (« diaspora call »), invitant à une communication de type communautaire, mais sans que l’origine de cette diaspora soit clairement décelable. [Annexe IV-4 n°14]

 

Ce positionnement, absent de la zone standardisée, est caractéristique du commerce ethnique. Il concerne tout autant les cyberboutiques que les téléboutiques et est renforcé par les affichettes publicitaires de cartes prépayées : le choix de la zone géographique mise en avant détermine la fréquentation par telle ou telle communauté.

 

Les commerces de téléphones portables du boulevard Barbès contribuent à ce thème par l’intermédiaire d’affichettes vantant les « GSM Afrique ». Nous aurons l’occasion de revenir sur cette orientation particulière de la vente de téléphones portables vers le marché africain. Une boutique de la zone ethnique (30) décline le thème de l’achat pour l’export avec la mention « détaxe à l’exportation », mais sans précision de zone géographique particulière.

Commerce de GSM-Boulevard Barbès [Annexe IV-4 n°45]

 

3 - La famille, les amis lointains (nostalgie)

 

L’appel vers la famille laissée au pays, le thème de la séparation, aurait pu être un thème récurrent des boutiques de communication des quartiers migrants. Pourtant le thème est très peu représenté dans les enseignes et slogans des boutiques. Seules deux boutiques relèvent explicitement de cette catégorie : le Super Kin CIT propose une « communication avec image – photo souvenir après la communication » qui n’est manifestement pas destinée à la communication professionnelle et le Happy Call de la rue Labat affiche une fresque sur laquelle une jeune femme indienne (elle arbore le bindi) prononce dans une bulle : « maman ne t’inquiète pas, avec Happy call je téléphone vraiment pas chère (sic) ».

Rue Labat

 

Le Vis @ Vis, qui propose un service de visiophonie en partenariat avec un cybercafé de Dakar, communique sur le thème de la nostalgie et de l’appel familial dans la presse et les médias. Le slogan de ce service affiché à l’intérieur du cybercafé est « PLUS JAMAIS LOIN DE VOS PROCHES ».  Cependant ce positionnement n’apparaît pas dans le matériel commercial extérieur de la boutique.

 

L’impression de nostalgie est cependant beaucoup plus forte que ne le laisse deviner l’analyse stricte de la façade de la boutique. Si cet argument est peu utilisé dans la décoration commerciale, il est cependant très représenté dans les affichettes publicitaires de cartes prépayées, conçues par les groupes producteurs de ces cartes,  que le commerçant appose en vitrine.

 

4 – L’objet technologique et la télécommunication

 

Les réseaux numériques sont difficiles à représenter. Les objets technologiques qui participent à la transmission ou à la réception des messages permettent de les symboliser.

Plusieurs méthodes de mise en valeur de l’objet sont observables :

 

L’exposition en vitrine de l’objet lui-même : cela n’est possible que pour les vendeurs spécialisés de téléphones portables qui recourent systématiquement à ce procédé dans la zone standardisée/tradition et standardisée/discount.

 

La représentation graphique d’un objet technique (téléphone portable, téléphone fixe, combiné, satellite), sur la vitrine ou sous forme d’enseigne : toutes les boutiques de communication y ont largement recours. Mais le traitement et l’importance donnés à la représentation varient selon la zone de commerce. La zone standardisée montre plusieurs exemples de représentation hyperréaliste ou monumentale d’objet technologique agrémenté de néons. Une seule boutique de la zone standardisée/discount représente un satellite mais le traitement du panneau graphique qui met aussi en scène un téléphone portable et un livre, et ses couleurs pastel, confèrent à la scène une atmosphère poétique bien différente des représentations de la zone franchisée.

Représentations de satellites Rue Ordener et Bd Barbès [Annexe IV-4 n° 56 et 49]

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

« gigantisme  cellulaire » dans la zone standardisée, rue Ordener [Annexe IV-4 n°53-54-55].

 

Les boutiques de la zone ethnique ne présentent pas d’objets technologiques monumentaux ou hyperréalistes mais les figurent sous la forme de pictogrammes signalant l’activité de la boutique : combiné téléphonique, téléphone fixe, téléphone portable stylisés figurent sur les enseignes, sont imprimés sur des affiches ou clignotent sous forme de petites enseignes. Leur rôle n’est manifestement pas d’exalter la modernité : certains logos montrent les combinés téléphoniques avec leur cadran rond, tels qu’ils étaient il y a vingt ans.

 

 

Diverses enseignes des zones ethnique et frontière

 

 

L’évocation de l’objet technique : certaines boutiques utilisent des termes techniques (service informatique, espace multimedia, cyberbureautique, visiophonie) pour désigner leurs activités et services. Le cas est relativement rare et concerne seulement quelques cyberboutiques des zones frontières et le Vis @ Vis qui, localisé dans une zone ethnique, tranche cependant avec le modèle commercial environnant. Nous verrons avec l’évocation des services, que la tendance des boutiques de type ethnique est plutôt d’éviter les désignations techniques. Ainsi, l’expression « surfer sur le net » n’est-elle employée que dans une seule boutique des zones ethnique et frontière [Annexe IV-4 n°27].

 

L’évocation de la communication : plus que l’objet technique, c’est l’action de communiquer, c’est à dire la destination finale de l’objet technique qui est évoquée, notamment dans la zone ethnique. Parmi les multiples procédés permettant de représenter l’abstraction, la plus rare est la figuration  d’un individu téléphonant, car elle demande de faire appel à graphiste.

 

L’arobase est souvent utilisée pour symboliser l’internet, et il est remarquable que l’ordinateur n’est figuré que dans une seule cyberboutique [Annexe IV-4 n°24].

Le procédé le plus utilisé par tous les types de boutiques et dans toutes les zones, est l’emploi de locutions évoquant le monde des télécommunications sans présenter de sens précis : « phone », « telecom », « net », « call », « allo », « connect ». Cette locution évocatrice se combine alors avec d’autres thèmes de communication : locutions évoquant le monde (« World communication », « Allo Monde », une référence à une zone géographique (« Kincall », « Bengale.net »), le nom de la rue « Myrha phone » ou celui du propriétaire (« Ichraq.com »). Le cas extrême est représenté par l’enseigne « Internet@communication » qui réunit trois locutions évocatrices.

 

5 - Les Marques

 

Dire que la référence aux marques est un procédé courant des zones standardisées /tradition et standardisées/ethniques est une tautologie puisque la référence aux marque est un des principaux éléments de différenciation de cette catégorie de commerces. Plus rare dans les zones ethniques, ce procédé n’en est cependant pas absent tout en prenant des formes différentes. L’utilisation de la marque comme argument de vente est, dans le domaine des « boutiques de communication », lié davantage au type d’activité de la boutique qu’au type d’environnement commercial.

 

Ainsi, quelque soit la zone, les marques (noms de fournisseurs d’accès) sont systématiquement présentes dans les commerces de téléphones portables. Les logos des opérateurs de téléphonie figurent pêle-mêle sur les enseignes lumineuses, les façades, les sticks publicitaires collés sur la vitrine et sont identiques selon les zones, car ils font partie du matériel publicitaire standard.

Rue Labat dans la zone Château-Rouge

 

Les noms de marques de téléphones sont également très présents, figurant sur les affichettes publicitaires officielles des fournisseurs dans la zone standardisée, ils sont le plus souvent griffonnés à la main sur les affichettes dans la zone discount ou ethnique.

La mention de la marque suffit parfois seule à désigner le produit commercialisé, sans autre dénomination.

 

Dans les boutiques spécialisées dans la vente de télécartes, les noms des fabricants de cartes sont des arguments très présents par l’intermédiaire des affichettes des tarifs de communication des fournisseurs, car le prix de l’appel est le principal argument de vente de ce produit.

En revanche, dans la plupart des télé et cyberboutiques les marques sont absentes ou très discrètes. Il est souvent impossible de connaître le ou les fournisseurs d’accès de ces lieux.

 

6 - Le Prix

 

La communication sur le prix, et notamment sur le bas prix, est traditionnelle dans les zones de Barbès et Château-Rouge très influencées par les magasins TATI précurseurs du discount. Elle est également présente dans la zone Ordener ou un magasin franchisé affiche un concept de « téléphonie à prix discount », tandis que France Télécom vante ses « prix irrésistibles ».

L’argument du prix est systématiquement invoqué par les téléboutiques et les vendeurs de cartes dont les slogans diffèrent peu : « téléphonez moins cher partout dans le monde », « économisez juqu’à 60% et au delà », « venez téléphoner à tarif réduit dans le monde entier », « économisez ! », « économisez jusqu’à 65% sur vos appels »….

En revanche ces slogans ne sont pas utilisés pour vanter les accès internet dont les tarifs sont plus sobrement indiqués, mais étudiés pour être attractifs, en proposant par exemple des tranches de 5 minutes. [Annexe IV-4 n°32]

 

Si la notion de bas prix peut difficilement être représentée graphiquement, elle est néanmoins suggérée par l’état de la boutique et la simplicité des matériaux utilisés[4]. Les affichettes griffonnées sans soin et collées sans alignement sur la vitrine, les enseignes délabrées, les façades écaillées et les boutiques « palimpsestes »[5] sont autant de signes adressés aux chalands. Signaler la vente de téléphones portables dans un bazar, au milieu d’ ustensiles de ménage sans valeur, est une mise en scène contribuant à banaliser l’objet technique et à l’inscrire dans le quotidien.

 

Bazar Bd Barbès dans la zone standardisée discount [Annexe IV-4 n°44]

7 - Les Services

 

La fourniture de services complémentaires dépend à l’évidence du type d’activité. Les services proposés par les commerces liés à la téléphonie se limitent au déblocage de ligne, souvent annoncé comme « déblocage toutes lignes », ou à la réparation des téléphones, pour les boutiques de portables et forfaits, et à l’indication d’une plage d’ouverture extrêmement large pour les téléboutiques (« 7j sur 7, 9h00 23h00 » pour une modeste téléboutique de la rue Myrha » [Annexe IV-4 n°09]).

Les cyberboutiques et les boutiques mixtes (cyber et télé) de la zone ethnique agrémentent l’accès à l’internet d’une offre de services qui entre 2001 et 2003 s’est nettement diversifiée.

 

Une première catégorie de services constitue désormais une offre classique des cyberlieux et est également proposée dans les Espaces Publics Numériques : initiation à l’internet, formation aux logiciels word excel, Windows 95 et 2000[6], scannage ou impression payable à la page, réalisation de sites web. Quelques rares cyber boutiques des zones ethnique et frontière utilisent l’argument du jeu en réseau. Cet argument n’est jamais dominant, mais noyé dans un ensemble de services.

 

Une deuxième catégorie de services, est destinée aux migrants et s’insère dans une activité commerciale courante dans les quartiers ethniques et destinée à faciliter les relations du migrants d’une part avec le pays d’accueil, d’autre part avec son pays d’origine : visiophonie [Annexe IV-4 n°20-21][7], traductions allemande-anglais-tamoul-cingalais, traductions d’actes administratifs, import-export, négoce, « aide aux familles »[8]. Un cyber café précise qu’ « ici on parle Bamiléké . [Annexe IV-4 n°24-25-26-]

Services associés, bd Ornano [Annexe IV-4 n°24]

 

Le souci de rendre accessible l’internet à une population peu familière avec la technologie et l’écriture transparaît dans les libellés de services des boutiques n°08, 20 et 24.

Dans la première on évite le terme « visiophonie » au profit de « communication avec image » et l’on énumère avec minutie tout ce que l’équipement informatique autorise (« impression noir et blanc, impression couleur, scannage noir et blanc, scannage en couleur texte et image, consultation de vos sites »), dans la deuxième on propose de « discuter en direct » (au lieu de « chat »), dans la troisième, on précise qu’« on rédige les mails ». Le mot « surf » n’apparaît qu’une fois dans la zone ethnique.

 

Une troisième catégorie de services, repose sur la compétence technique des offreurs ou sur leur capacité à s’entourer de partenaires compétents. L’offre de formation du Gokalais dépend de la présence d’un salarié diplômé en informatique, en charge de l’équipement et de la maintenance du réseau et du partenariat occasionnel avec un jeune infographiste au chômage qui assure les formations à l’infographie et les prestations de développement de sites web. Dans la zone frontière, un cybercafé propose des formations aux logiciels bureautiques assurées…le week end par un formateur d’un organisme officiel de formation professionnelle. Le recours à  « l’informel » est donc une solution parfois employée pour offrir de la formation et ceux qui se refusent à y recourir, doivent limiter le service à une rapide initiation :

 

« Le deuxième aspect, c’est l’accompagnement, c’est pas de la formation, on peut pas former, on prend pas les formations collectives, c’est comme la bagnole. Même si chacun a un ordinateur devant soi, les rythmes individuels sont tellement différents. C’est pas une question d’âge ou de culture. C’est psychologique.

On me dit « je voudrais consulter les offres d’emploi, mais je ne sais pas m’en servir » Alors on leur crée une adresse e-mail et la phase de création de l’ adresse, ça prend vingt minutes, ça permet d’aborder les 10 points de base.(…)

C’est des questions qui au pire demandent cinq minutes d’explication.

On peut pas passer une demi-journée avec chacun. J’aimerais bien, si on m’envoie des formateurs toute la journée » [témoignage de Jean d’Eudeville, Annexe VI].

 

Cette exploitation de la compétence technique peut conduire à une activité secondaire, comme le montre cette boutique de fret et négoce international qui propose en annexe, une activité d’achat vente de matériel informatique d’occasion, de maintenance et d’équipement de téléboutique.


 

2.3.2.2 Synthèse des arguments marchand

 

Nombre de boutiques, sur un corpus de 57 boutiques. Un boutique peut utiliser plusieurs procédés.

 

 

 

 

Vente de téléphones et de forfaits

Vente de cartes téléphoniques

Téléboutique

Cyberboutique

Multiservices dont cyber et téléboutique

Le monde

1

3

3

0

9

Une zone géographique ou une communauté

4

1

0

0

9

La famille, les amis laissés au pays

0

0

0

0

2

L’objet technologique

7

0

0

0

1

Les marques (hors référence aux opérateurs)

5

0

0

0

1

Les prix

6

1

2

0

8

Le service

0

1

1

1

7

La communication, l’acte de communiquer

2

2

2

1

10

 

 

 

Zone standardisée

Zone standardisée/ discount

Zone frontière

Zone ethnique

Le monde

0

2

6

8

Une zone géographique ou une communauté

0

3

5

6

La famille, les amis laissés au pays

0

0

1

1

L’objet technologique

4

3

 

1

Les marques (hors référence aux opérateurs)

1

3

 

2

Les prix

1

5

3

8

Le service

0

0

3

8

La communication, l’acte de communiquer

1

1

7

8

 

 

 

2.3.3 Les discours marchands des affichettes de cartes téléphoniques

 

En 2001, les affichettes promotionnelles de télécartes sont présentes sur les vitrines de toutes les « boutiques de communication » des zones ethniques, discount et frontière : télécybercafés multiservices, commerces spécialisés de cartes, à l’exclusion des commerces de téléphones cellulaires et accessoires, ainsi que dans tous les commerces : salon de coiffure ou de beauté, épiceries, bazar, commerces de tissu, qui associent la vente de carte prépayée à une autre activité. Elles sont en revanche totalement absentes de la zone standardisée (à l’exception d’un magasin d’alimentation général). Il s’agit donc d’un élément important de la représentation des TIC dans le commerce ethnique. Cependant, comme nous l’avons déjà indiqué, ces visuels sont produits par le marketing des opérateurs de télécommunication. Ils ne reflètent donc pas totalement la représentation des TIC par le migrant, mais plutôt ce qu’une multinationale, imagine être la représentation des TIC par les migrants. Bien sûr, le commerçant est libre d’apposer ou non une affichette sur sa vitrine. Mais ce choix ne s’effectue pas seulement en fonction de la pertinence du discours publicitaire (par exemple la sélection des affichettes privilégiant une zone géographique), mais aussi de l’information commerciale véhiculée par les affiches (les tarifs). On peut donc considérer le discours des affichettes de cartes prépayées comme une intrusion de la vision occidentale sur les pratiques des migrants, intrusion plus ou moins contrôlée par le commerçant.

 

 

 

L’affichette répond à un double objectif. Elle doit, d’une part, permettre au client d’effectuer son choix en repérant le tarif proposé pour une minute de communication en direction d’un pays donné. Ce tarif varie selon la période de l’année (les tarifs évoluent en fonction des promotions) et le type de carte (la minute d’appel vers un pays donné, varie selon que la carte cible une zone géographique donnée, ou propose cette destination à l’intérieur d’une gamme large). Se référer aux tarifs est donc fondamental pour une clientèle soucieuse de sélectionner la carte la plus rentable.

D’autre part, elle doit séduire le client et l’inciter à choisir parmi la concurrence. L’iconographie des affichettes, assortie à celle des cartes, les slogans, les noms des cartes sont donc soigneusement élaborés.

 

L’analyse des slogans, des noms de marque des cartes et des visuels repris sur les affichettes, [Annexe IV-8] montre que, bien que les grands groupes qui les produisent visent la même clientèle que les « boutiques de communication » des zones ethno-discount, leurs arguments présentent autant de différences que de similitudes.

 

On retrouve dans les deux cas :

·        la référence à une zone géographique ou un pays précis (même lorsque la carte permet d’appeler dans le monde entier), par le biais des drapeaux, les affichettes apportant en outre les représentations de paysages ou de monuments que les commerçants ne peuvent reproduire que maladroitement sur leurs façades.

 


 

·        L’utilisation de petits mots évocateurs du domaine des télécommunications : com, télé, call, connect, access.

·        Une absence presque complète de termes techniques et d’imagerie du domaine des technologies : le téléphone n’est quasiment jamais représenté.

·        De très rares allusions à la qualité de service.

 

Les différences les plus remarquables sont :

 

·        Une grande sobriété dans l’évocation du prix. Si les tarifs sont minutieusement indiqués et constituent l’argument de vente principal, peu d’affichettes ont recours à des slogans supplémentaires vantant leur compétitivité, alors que les téléboutiques de la zone ethnique y ont massivement recours.

·        Le peu de référence au « monde » ou à l’international. Peu de marques de cartes comportent les mot « World » ou « international ». Peu d’affichettes représentent le monde sous la forme d’une mappemonde ou d’un globe terrestre, alors que ces symboles sont très présents dans l’iconographie des téléboutiques.

·        La charge affective, présente sur un nombre important d’affichettes, résulte de procédés divers : l’humanisation de la communication par la référence à la voix, plutôt qu’au téléphone, pour les cartes du fabricant Télévoice (« voice of Megreb, voice of Africa etc.), l’affirmation de l’attachement au pays («j’aime le Mali », « Notre Afrique »),  ou du mal du pays (« Nostalgie Africa »), l’illustration par des visages de femmes, d’enfants ou de vieillard, sur fond de paysage caractéristique du pays.

 

 

Rappelons que seules deux « boutiques de communication » de la zone ethnique (dont l’une est le Vis @Vis, dont le fondateur est français) utilisent l’argument affectif. Il est donc étonnant de voir que la nostalgie n’est pas directement « assumée » par le commerçant, mais qu’elle est émise par le marketing des groupes de communication internationaux et seulement relayée par le distributeur. On assiste là à une étrange médiation.

 

Il existe un troisième usage de ces affichettes : elles décorent la vitrine et contribuent à l’ambiance « ethnique » du commerce. En effet, nous avons vu que l’un des codes du commerce ethnique est la profusion, l’entassement des marchandises. Un autre code, consiste à masquer presque complètement l’intérieur de la boutique par les marchandises exposées en vitrine, cependant que la porte de la boutique reste ouverte[9].

Les affichettes sont souvent utilisées pour masquer la vitrine selon ce code marchand, parvenant à donner une impression de profusion, alors que le produit est virtuel !

 

    

Rue Myrha                                                                 Bd Barbès

 

2.3.4 Une heure dans une boutique de communication

 

2.3.4.1 Observation de la fréquentation d’une téléboutique de la rue Doudeauville

 

La téléboutique se trouve un peu à l’écart de l’animation du marché exotique. C’est un espace d’environ 25m². Immédiatement à l’entrée, contre la vitrine, se trouve un comptoir sur lequel est posé l’ordinateur de contrôle des cabines. C’est vers ce comptoir que se dirigent la plupart des clients en entrant, pour demander qu’on leur attribue une cabine, et en sortant, pour régler le montant de leur communication que le gérant lit sur l’ordinateur.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le sol de la boutique est pavé de carreaux imitant le marbre blanc, sales. Les murs sont enduits de plâtre blanc non lissé. Des néons éclairent l’ensemble, l’un d‘entre eux est en panne. Derrière le poste de consultation internet, un compteur électrique dont les plombs sont apparents, un robinet, un seau et une échelle. Certains éléments de décoration n’ont pas été fixés et sont juste adossés au mur.

 

L’infrastructure est composée d’un photocopieur placé près du comptoir, de 7 cabines en panneau d’aggloméré imitant le bois. Dans chaque porte, un rectangle de verre dépoli laisse pénétrer la lumière, sans qu’on puisse voir le client, mais l’espace intérieur reste sombre, et les clients laissent souvent la porte entr’ouverte. L’intérieur de la cabine est composé d’une tablette, d’une chaise pliante et d’un téléphone posé sur la tablette.

Deux téléphones supplémentaires sont disponibles « à l’air libre » dans un espace ménagé entre deux cabines. On les utilise debout.

Au fond de la boutique, une petite table sur laquelle est posé un PC Hewlett Packard, de configuration récente et une chaise pliante : c’est l’espace internet.

 

Deux types d’affichettes sont apposés sur les murs : les tarifs de la consultation de l’internet et de l’utilisation des messageries imprimées par ordinateur au format A4, et les mêmes affichettes très colorées arborant les tarifs de cartes prépayées que l’on retrouve sur nombre de vitrines du quartier.

 

Ce samedi de septembre 2001, entre 17h00 et 18h00, à l’heure où le marché exotique bat son plein, la fréquentation est impressionnante : en moins d’une heure, plus d’une centaine de clients se sont croisés dans ce petit espace. Certains reviennent plusieurs fois, d’autres attendent sur le trottoir qu’une cabine se libère ou que la personne qu’ils accompagnent achève son appel. L’animation tourne parfois à la confusion : les clients cherchent une cabine libre en jetant un coup d’œil par la lucarne découpée dans les portes et marquent leur désappointement lorsqu’ils doivent se rabattre sur les téléphones extérieurs, le « patron » mélange les numéros de cabine, sans d’ailleurs que cela provoque de conflit. Le volume sonore est important car les voix ne sont nullement étouffées par les cabines. Parfois, le « patron » tente une mise en ordre : « fermez la porte ! ».

Les clients échangent quelques mots en attendant leur tour devant les cabines ou le comptoir, mais les échanges ont plutôt lieu dans la rue, devant la boutique exiguë dans laquelle on s’attarde peu.

 

La majorité des clients est composée d’hommes africains de 35 à 50 ans. A cette heure là, les maghrébins ont représenté environ 15% de la clientèle. Les femmes, moins présentes que les hommes (un tiers du public environ), ne sont cependant pas rares :  jeunes filles et mères de familles, accompagnées d’enfants, seules ou en couple.

Tous les types vestimentaires du quartier sont également représentés : femmes en boubou, hommes âgés vêtus d’une djellabah, femme en costume traditionnel maghrébin, jeunes filles en baskets à plate-forme et pantalon « patte d’eph’ », hommes en cravate et costume, parfois à manches courtes à la façon africaine, ou en jeans et chaussures de sport. La téléboutique ne semble pas être l’apanage d’une classe d’âge ou d’un mode de vie particulier, au contraire, elle réunit des populations différentes, comme un lieu utilitaire. La présence d’africains et maghrébins mêlés n’est cependant pas si fréquente dans ce quartier où les commerces français, africains, maghrébins ou tamouls attirent des clientèles différentes, mais le « patron »  est maghrébin et la boutique est implantée en plein cœur d’un quartier très fréquenté par les africains ce qui peut expliquer cette mixité. On ne voit parmi les clients aucun représentant des communautés asiatique ou  tamoul, pourtant représentées dans le quartier. Les quelques européens présents étaient étrangers (notamment une dame croate).

 

Un jeune homme de 25 à 30 ans, maghrébin, assure l’accueil de la téléboutique. Il se présente aux clients comme un employé, et non comme gérant ou propriétaire même si certains clients lui donnent le nom de « patron ». Son rôle semble essentiellement commercial : il attribue les cabines et encaisse les réglements, généralement faibles (10F en moyenne), des communications. Cependant un ou deux clients maghrébins ont engagé une conversation avec lui et lui ont serré la main comme à une connaissance.

 

De multiples langues ou dialectes ont été employés dans cette boutique et la plupart des appels téléphoniques ont été tenus en langue étrangère. Cependant les clients s’adressent au « patron » en français ou en arabe mêlé de mots ou expressions françaises (les clients maghrébins essentiellement). Ce dernier a également échangé quelques mots en anglais avec une cliente.

 

Certains clients entrent et sortent de la boutique sans s’adresser au « patron », d’autres l’apostrophent pour se plaindre :

 

- C’est trop brouillé. Pour chercher du travail c’est pas bien ! 

- Le patron (à la cantonade) : Il y a des gens qui ne veulent pas payer, ils ne sont pas satisfaits !

 

- Un autre client :  Ca marche pas, j’ai pas parlé, viens voir. 

- Le « patron » :  Je peux rien faire pour vous, il faut payer.

- Le client : Ca marche pas et je dois payer ça !

- Le « patron » : Si ! ça marche. 2F60, c’est affiché. C’est moi qui dois payer ? 

 

Une demi-heure plus tard, un autre client :

 

- J’ai eu personne, je paye pas, j’ai pas parlé. 

- Le « patron » :  Si on décroche, on paye. C’est le réseau là bas au Ghana qui ne va pas. 

- Le client :  Je voulais parler avec ma famille .

-Le « Patron » :  C’est nous qui devons payer ? Nous sommes employés. 

 

Certains demandent un conseil technique :

 

- Chef ! C’est double zéro toujours ? Chef ! Ca marche ? Ca sonne occupé ! 

 

La confusion régnant alors dans la boutique, jointe à la barrière de la langue (DES langues !) n’a pas permis d’observation plus détaillée des clients. Une autre observation a été effectuée une semaine plus tard, toujours le samedi, mais à un horaire plus calme (entre 12h00 et 13h00). Lors de cette seconde observation, une cinquantaine de personnes seulement s’est présentée dans la téléboutique, confirmant l’hétérogénéité de la clientèle. Dans ce segment horaire, la clientèle était un peu plus jeunes (majorité entre 25 et 30 ans) et nettement équilibrée entre maghrébins et africains.

 

La première observation avait posé les grandes lignes de l’usage des téléboutiques : les clients appellent généralement des compatriotes, puisqu’ils téléphonent dans leur langue. Les réflexions des clients, lors des incidents de connexions, révèlent que beaucoup d’entre eux appellent l’étranger (le grand argument commercial des téléboutiques est d’ailleurs le coût avantageux des appels vers l’étranger) :

 

« Ca ne marche pas au Ghana !»

« C’est occupé, elle est là à Alger ! »

 

Les appels restent brefs (de dix à quinze minutes), peut-être par souci d’économie (la plupart des appels sont facturés entre 10 et 15 francs). Les clients se montrent d’ailleurs préoccupés du coût : ils se renseignent avant d’appeler, contestent parfois le paiement des 2F60 (coût d’un appel vers un portable, même s’il ne répond pas). Les appels concernent la famille ( Je voulais parler avec ma famille !»), mais d’autre types d’appels peuvent être passés : prise de rendez-vous (« Je téléphone à mon fils, il vient me chercher » lance à la cantonade une femme à l’ample boubou orange), recherche d’un travail (« c’est trop brouillé, c’est pas bon pour chercher du travail » ).

 

Lors de cette deuxième observation, notre attention est attirée par le manège d’un jeune homme de 25 à 30 ans, utilisant l’un des postes « à découvert ». Durant une quinzaine de minutes, il appelle successivement plusieurs numéros, laissant un message sur un répondeur, ou prenant rendez-vous avec un interlocuteur (musicien, il dispose d’un studio pour l’après-midi et convoque son groupe à une répétition). Manifestement habitué au fonctionnement des taxiphones, il effectue des allez-retour au comptoir pour régler ses communications, y compris les fameux 2F60 d’appel vers portable. Alors qu’il stationne devant le comptoir, son téléphone portable sonne, il s’en saisit et répond dans la boutique.

 

2.3.4.2 Observation de la fréquentation du cybercafé Vis @ Vis

 

Le Vis @ Vis est un espace d’environ 60 m², plus grand que la plupart des boutiques du quartier, et situé à l’écart de l’animation de Château-Rouge, en face de l’église Saint-Bernard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


On entre d’abord dans l’espace café, constitué de sept tables carrées imitant le marbre, de chaises et d’un comptoir en bois et métal d’un désign étudié. Une glacière et un grand téléviseur (éteint) complètent l’ensemble. Le café vend des sandwiches et des boissons chaudes ou froides.

L’accueil est assuré par un jeune africain, une jeune maghrébine et un français qui assurent indifféremment l’accueil au bar et dans la salle de consultation.

 

Le long d’un mur, une exposition de photos montre les actions de l’association « enfants solidarité » dans un pays du maghreb.

Ce samedi 15 septembre, à 13h00, sept hommes maghrébins, sont attablés devant cafés et verres d’eau autour de trois tables. Tous semblent se connaître et être des habitués. Un nouveau venu, serre quelques mains, et s’attable avec eux.

 

La frontière entre le café et le cyberespace n’est marquée par aucun meuble, la banque d’accueil étant placée au fond de l’espace dédié à l’internet. C’est la présence des micro ordinateurs, la disposition des tables face aux murs, qui marquent la rupture.

Au fond de cet espace, un vaste bureau vitré (réservé au personnel) auquel s’appuie la banque d’accueil, et treize micro ordinateurs disposés le long des murs. La partie la plus éloignée de l’entrée est encore en travaux et le matériel de bâtiment est soigneusement dissimulé derrière des paravents.

 

L’un des murs est recouvert d’une fresque très colorée, du genre « street art », représentant des adolescents surfant sur des planches à roulettes dans une cité.

Près de la banque d’accueil, une grande affiche vante le commerce équitable de café, et des affichettes au format A4, éditées par ordinateur, annoncent les tarifs de consultation (25F l’heure), les tarifs de photocopie (50 centimes la page) et signalent la menace d’un virus informatique.

 

Un jeune homme, occidental, consulte un site d’Aïkido, un jeune maghrébin d’environ 17 ans, un bandana noué sur la tête, griffonne un document sur un coin de table, une jeune française, très à l’aise salue les animateurs et quitte la salle en lançant « je vais revenir, je n’ai plus de travail ! »

 

Pendant une heure, il y aura très peu d’allées et venues, chaque nouveau venu doit se présenter à la banque d’accueil pour se voir attribuer un micro, car la consultation est protégée par un mot de passe.

L’ambiance est feutrée. Les clients restent silencieux, ou s’adressent aux animateurs à vois basse. On entend au loin les discussions animées du café.

 

Un homme, maghrébin, d’environ 30 ans, s’installe à un micro et y reste environ 30 minutes.

Deux hommes, maghrébins, d’environ 30 ans, entrent ensemble et stationnent au milieu de la pièce  avant de s’asseoir devant des micros. Ils discutent avec animation, avec force gestes,  mais à mi voix.

Un africain entre et propose un service de nettoyage de vitrine.

Deux jeunes filles africaines (18/20 ans) s’assoient pour consulter ensemble un site d’annonces de spectacles.

 

Le jeune homme au bandana apporte son document à l’animateur : il s’agit de son Curriculum Vitae (il est en 1 ère, après avoir passé un BEP). « Tu le saisis dans Word, tu le mets en forme et je viens », lui répond l’animateur. Quelques minutes plus tard, l’animateur intervient « Ouh là ! Tu connais le clavier ? un peu ? ». Il s’installe au clavier et conseille le jeune homme sur l’ordre des informations et la mise en page.

Les animateurs se montrent à la fois discrets et présents. L’un m’indique ma place et me demande si j’ai besoin d’aide. Au bout de 30 minutes, un autre me demande si ça va. A la fin, l’animateur à qui je règle ma consultation me demande mes impressions.

 

 

Ces observations, et quelques autres effectuées dans le quartier [Annexe IV 10], montrent quelques différences dans le mode de fréquentation des télé et des cyberboutiques. Les téléboutiques sont fréquentées par toutes les communautés, quelque soit l’origine du « patron », et tous les âges y sont représentés. On peut parler d’une fréquentation familiale, car les enfants y accompagnent les parents. La durée des appels, généralement brefs, occasionne de nombreuses allées et venues dans la boutique, pour régler la communication, vérifier le tarif ou demander la connexion. On entre dans la boutique avec une poussette d’enfant, une gaufre, ou une cannette de bière. Des groupes stationnent parfois dans la boutique, ou sur le trottoir, devant la porte, sans chercher à téléphoner. Rue des Islettes, les soirs d’hiver, un « marché au voleur » s’organise devant la téléboutique, à la faveur de l’éclairage et des allées et venues des clients Il en résulte une impression de confusion, renforcée par le niveau sonore important, car les portes entr’ouvertes des cabines laissent passer les éclats de voix. Le rôle du « patron » consiste à réguler la fréquentation, percevoir les paiements, plus rarement donner une indication technique. Les clients échangent avec lui des civilités ou contestent les tarifs. La téléboutique apparaît comme le prolongement du marché, un lieu « approprié » collectivement par ses clients et dans lequel tous se sentent à l’aise.

 

L’ambiance est différente dans les cyberlieux, et cela apparaît d’autant mieux dans les boutiques offrant un espace internet à côté d’un espace téléphonique comme le Happy Call de la rue Labat. Là, les séances de consultation durent souvent plus d’une heure et suscitent peu d’allées et venues, la disposition des écrans, du mobilier, induit un usage individuel. C’est un lieu de silence où élever la voix est ressenti comme une incongruité et celui qui s’y laisse aller se reprend aussitôt.

Les clients des espaces internet, comme ceux des espaces téléphoniques, apartiennent à diverses communautés, mais les clients de l’internet sont généralement de jeunes gens. Le pré-adolescents et les enfants séjournent seuls dans l’espace internet où les parents, s’ils ne pratiquent pas l’internet, ne trouvent pas d’autres activités. Les employés ou gérants de la boutique, même lorsqu’ils ne proposent pas ouvertement un service d’initiation, sont conduits à assister les clients dans leur manipulation de l’ordinateur. Cette présence adulte conduit certains parents à utiliser le cybercafé comme une garderie, où, après l’école, l’enfant trouve une occupation et une surveillance.

 

 

 

 

 

2.3.5 Que vendent aux migrants les boutiques de communication de Château-Rouge ?

 

Des télécommunications à bas prix certainement. Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi la commercialisation de ces produits et services se développe avec une telle  intensité et sous une forme ethnique, au point de devenir un emblème des quartiers migrants.

 

La carte des commerces de TIC de Château-Rouge  dessine un territoire qui n’a pas de fondement réel. Nulle loi, nulle contrainte géographique, nulle inégalité d’équipement n’en a dessiné les contours. Le territoire communicationnel de Château-Rouge est une production culturelle, le résultat tangible et observable d’une attirance particulière vers les technologies de communication et les lieux de vente rappelant le souvenir du pays d’origine. Qu’il soit issu de l’imaginaire collectif migrant n’ôte rien à la qualité des échanges marchands, des emplois créés, bien réels ceux-là.

 

Les technologies nous disent Simondon, Scardigli et Descolonge, les machines à communiquer renchérissent Schaeffer et Perriault sont des producteurs de rêves. La migration, la diaspora produisent également des rêves collectifs ou intimes :  reconstruction territoriale à l’étranger, mythes de retour, abolition de la distance.

Les boutiques de communication de Château-Rouge  se trouvent donc au carrefour de deux productions imaginaires dont elles sont le fruit.

 

Nous nous attarderons donc sur ces rêves, parce qu’ils nous éclairent sur la logique de l’usage des TIC en milieu migrant, ainsi que sur la dynamique identitaire de cet objet économique qu’est la téléboutique. 

 

Au début de ce travail nous avons émis trois hypothèses pour expliquer la multiplicité des téléboutiques de Château-Rouge. La première suppose qu’elles constituent des lieux de d’échange et de débats politiques, la deuxième qu’elles sont le signe d’une instrumentalisation extrêmement rapide des réseaux numériques dans une logique de développement économique international. La troisième hypothèse est que ces lieux participeraient au « bricolage culturel » des migrants : entre le rêve de communauté diasporique et le modèle d’intégration à la française, ils constitueraient un équivalent symbolique du va-et-vient.

 

Certains créateurs de téléboutique ont pu exprimer dans la presse le sens de leur projet. D’autres ne disposent que de leur enseigne ou de leur vitrine pour le manifester. L’histoire toute récente des technologies dans le quartier a eu le temps de produire ses figures héroïques. Les répétitions et les croisements de ces expressions constituent le discours des téléboutiques de Château-Rouge.

 



[1] Contrairement au principe de la « calling card », proposée par les organismes financiers ou France Téélcom, qui, associée à un compte bancaire ou un compte téléphonique, dispose d’un  crédit  illimité.

 

[2] Rue Doudeauville, rue Poulet, rue des Poissonniers.

[3] A la Goutte d’Or et à la Chapelle : la guerre du téléphone est déjà commencée.- Le 18e du mois,  janvier 1998

[4] Ce procédé m’a été indiqué par Mohammed C., patron de laverie automatique qui hésitait à repeindre sa façade, parce que « si la boutique est trop neuve, les gens croient que c’est cher ».
Sur le même thème Sophie Bouly de Lesdain relate les propos d’un restaurateur Bamiléké de Château-Rouge : « Le jour où j’ai fait un restaurant propre et net, les gens ne sont plus venus »[Bouly de Lesdain, 2000, 190]

[5] Nous appellons ainsi les boutiques qui conservent les enseignes du précédent occupant de la boutique, même si elle n’a aucun rapport avec la nouvelle activité .

 

[6] Il est à noter que dans deux cas au moins,  l’offre de formation n’est possible qu’en faisant appel à l’informel, formateur professionnel ou infographiste au chômage assurant ces formations « au noir ».

 

[7] Qui implique l’existence d’un partenariat avec des cyber cafés étrangers, et une prise de rendez-vous. La visiophonie est offerte dans plusieurs boutiques, sans que nous l’ayions jamais vu pratiquer.

[8] C’est à dire : envoi d’argent.

[9] Ce code, qui selon la classification de Alveis de Oliveira correspond au « vouloir  ne pas être vu » (pudeur), et selon Roux et Melot à la moindre qualité et au prix bas, peut être, dans  un contexte interculturel interprété comme une volonté de mystère et un souci de cacher l’activité. Il contribue  peut-être à l’animosité manifestée par certains riverains occidentaux à l’égard du commerce ethnique

[retour au sommaire] - [chapitreprécédent] - [chapitre suivant]