Notre étude porte sur les entreprises d’économie privée proposant des outils, et des espaces d’accès aux réseaux numériques par le biais de terminaux téléphoniques ou de PC.
Les dispositifs associatifs[1], et les lieux d’économie publique (Médiathèque, Espaces Publiques Numériques, Administrations etc.) sont exclus de cette étude, d’une part, parce qu’il n’en existait pas dans cette zone lors de la première période d’observation et d’autre part, parce que leur fonctionnement et leur fréquentation font l’objet d’études nombreuses et riches dont certaines sont évoquées dans notre premier chapitre.
Il nous semblait en outre que les initiatives des entrepreneurs migrants éclairaient d’un jour nouveau la problématique de la fracture numérique, généralement abordée par le biais des actions publiques, et témoignaient d’une dynamique économique particulière que nous souhaitions souligner en centrant l’étude sur les entreprises commerciales.
Les commerces concernés sont ceux qui proposent l’accès à des cabines téléphoniques, l’accès à des micro-ordinateurs connectés à l’internet, la vente de cartes téléphoniques prépayées, la vente de téléphones portables, d’accessoires de téléphonie et d’abonnements à des services de téléphonie.
Les commerces de cassettes audio ou vidéo et les sociétés de production musicale, quoique très présents dans la zone de Château-Rouge, ont été exclus de l’étude car ils renvoient a une économie des biens culturels qui nous entraînerait bien au delà de notre propos. Nous sommes néanmoins conscients que les cassettes de films ou musiques étrangers, les vidéos de sermons, les cassettes audio ou vidéo enregistrées en familles tiennent leur place dans la communication des migrants, c’est pourquoi nous y ferons parfois allusion.
Nous ne considérons pas dans cette étude les quelques bureaux de tabac ne proposant que la vente des cartes France-Télécom, car ils ne nous semblaient pas apporter d’élément à l’étude de la communication des migrants.
Le cybercafé Vis @ Vis nous a posé un cas de conscience : son créateur est français et le positionnement du lieu ne correspond pas à notre définition du commerce ethnique. Cependant son fonctionnement totalement privé, le fait que son projet ait été initié conjointement par Jean d’Eudeville et Ababacar Diop, le partenariat mené un temps avec le Métissacana de Dakar, l’incluaient de fait dans notre problématique. L’exclure de l’étude aurait conduit à négliger un lieu qui est aujourd’hui profondément inscrit dans la vie du quartier.
Les données collectées résultent :
· du relevé systématique (réalisé en février 2001), et du classement des commerces des principales rues commerçantes dans les quartiers de Château-Rouge, et de Clignancourt définis plus haut [Annexe III],
· du relevé systématique des « boutiques de communication » dans les quartiers de Château-Rouge et Clignancourt [Annexe IV-1 à 3],
· de la photographie des façades de 58 « boutiques de communication », [Annexe IV-4]
· du relevé de 47 noms de cartes téléphoniques prépayées vendue dans les téléboutiques du boulevard Barbès et du recueil de 15 visuels de ces cartes. [Annexe IV-8]
· de cinq observations menées entre septembre 2001 et Avril 2003 dans 3 « boutiques de communication », [Annexe IV-10]
· des entretiens menés auprès de Mohammed C., et Abdel A. commerçants, intéressés par la création d’une « boutique de communication », de Jean D’Eudeville créateur du Vis @ Vis. [Annexe VI]
· des articles relevés dans la presse locale et nationale traitant de faits relatifs aux « boutiques de communication » des zones observées. [Annexe VII]
Si les relevés de 2001 peuvent être considérés comme exhaustifs, nous n’avons en revanche pas pu photographier toutes les boutiques, notamment dans les rues où sont pratiqués ouvertement les trafics de drogue et les commerces illicites. Les deux tiers environ des boutiques (hors commerces de cartes téléphoniques associées à un autre activité) ont pu être photographiées.
Les relevés de 2003 ont posé un autre problème : les créations de téléboutiques avaient pris un tel rythme (deux ou trois créations par semaine) que nous avons dû les arrêter à un moment donné (Avril 2003) et nous résoudre à présenter des relevés immédiatement obsolètes.
Il nous faut rappeler les conditions dans lesquelles s’est déroulée cette collecte d’informations. Le hasard a voulu qu’elle débute à la fin d’une campagne de presse virulente orchestrée par une association de riverains du quartier Château-Rouge, réclamant le déplacement du « marché exotique » et invoquant les troubles liés à ces activités : nuisances sonores, encombrement des rues, risques d’incendie, vente de marchandise frelatée, travail illégal voire prostitution et vente de drogue. Très relayée par les médias, cette controverse fut assortie de nombreux contrôles et condamnations des commerçants par les douanes, les services d’hygiène et l’URSSAF.
Par ailleurs, quelques jours après le début de l’enquête, éclataient les événements du 11 septembre 2001 dont l’un des rebondissements renvoyait au quartier : le pirate de l’air Richard Reid, arrêté en décembre 2001, avait fréquenté le quartier Château-Rouge.
Les commerçant sont naturellement peu enclins à collaborer à un travail de recherche. Ces circonstances et les multiples enquêtes administratives, policières et journalistiques qui en ont découlé, ont accru leur réticence et n’ont pas permis, sauf dans de rares cas, d’établir une relation contractuelle fondée sur la confiance et le sentiment d’un intérêt partagé.
Un dernier handicap était lié aux caractéristiques même du chercheur : femme, française, blanche, enquêtant dans un milieu coloré, très masculin, marqué par l’islam. L’impossibilité de passer totalement inaperçue, la répugnance de certains commerçants à parler de leurs affaires à une femme, certains tabous liés aux relations entre les sexes, la méconnaissances des langues parlées dans les lieux publics (43 ethnies sont représentées à Château-Rouge), sont autant de contraintes qui ont parfois pu être surmontées, mais ont également orienté la méthode de collecte d’information.
Les prises de note dans la rue ont été écourtées au maximum, car, évoquant le travail des agents administratifs de la répression des fraudes, elles provoquaient l’hostilité des commerçants. Les premières demandes polies d’autorisation de prise de vue des façades s’étant soldées par de cuisants échecs, le photographe et son matériel professionnel ont été priés de rester chez eux : il a été décidé d’opérer, certes, ouvertement, mais très rapidement, sans recherche de cadrage, avec un petit appareil jetable. La qualité des clichés s’en ressent, mais le procédé s’est avéré moins dangereux…pour la dignité du chercheur.
Pour les mêmes raisons, les observations dans les boutiques ont été réalisées sans accord préalable du commerçants et se sont donc limitées à ce qui est observable par tout client depuis sa place.
Les clients n’ont pas été sollicités pour des entretiens parce que l’intention de l’étude était de montrer les représentations des TIC par le commerçant, l’offre marchande accentuant, comme par un effet de loupe, la représentation des attentes des usagers. D’autre part, le choix des sujets aurait inévitablement orienté l’étude : fallait-il centrer l’analyse sur une nationalité, une région du monde particulière, ou sur une tranche d’âge ? Cette segmentation n’aurait pas permis de rendre compte de la diversité des nationalités représentées dans ces boutiques, qui est une des caractéristiques de Château-Rouge. Or, cette cohabitation culturelle et la concentration de l’offre de points d’accès aux technologies de communication nous semblent deux données fondamentales des quartiers ethniques.
En revanche, il nous a semblé important de pousser l’analyse jusqu’à l’ « autre bout du fil », dans les pays d’origine des migrants pour mieux comprendre la forme et le réciprocité de ces échanges. Cette analyse n’était pas possible sur l’ensemble des nationalités. Nous avons alors choisi d’évoquer plusieurs pays d’Afrique, parce que le quartier Château-Rouge est généralement perçu comme une « reconstruction » de l’Afrique, et parce que le réseau Africanti[2] grâce à son site internet, publie des travaux de recherche récents et très riches sur les télécommunications en Afrique. La majorité des données citées sur ce thème est issue de ces travaux.
Il ne nous était pas possible de nous assurer de la nationalité des dirigeants de la plupart des entreprises étudiées. Cette information légale ne nous aurait d’ailleurs pas permis de distinguer les français de souche des français naturalisés. La nationalité du dirigeant ayant moins d’importance ici que l’appartenance culturelle affichée, nous avons considéré comme suffisante l’appartenance du commerce au type « ethnique », notion qu’il nous a fallu au préalable éclaircir ! Les typologies légales d’entreprises se sont donc avérées dans notre projet doublement inefficaces car elles ne permettent pas de définir si un commerce peut ou non être qualifié d’ethnique. Elles ne permettent pas non plus de définir si un commerce est ou non un DAC. C’est pour cette raison que nous présenterons notre propre typologie des commerces, élaborée selon les critères culturels apparents, et issue de l’observation.
On ne compte pas moins d’une dizaine de structures juridiques différentes, ce qui constitue un véritable casse-tête pour le créateur d'entreprise. L’interprétation rationnelle du choix du statut est plus que douteuse, car il n’est pas rare que ce choix soit conditionné par l'ignorance ou le souci du dépôt de statut le moins coûteux [témoignages d’Abdel et de Mohammed, Annexe VI]. Ainsi, certains des petits entrepreneurs rencontrés dans le « quartier » ont-ils tâté de plusieurs statuts, ayant, au cours de plusieurs créations d’entreprises, appris, parfois à leurs dépens, les avantages et inconvénients de chacun.
L'autre conséquence est qu’une exclusion de certains statuts s'opère de fait, lorsque les chiffres proviennent des institutions responsables de chacun des statuts, puisqu'ils n'exploiteront que les données dont ils disposent ou n'interrogeront que les entreprises inscrites dans leurs fichiers. Ainsi, les Chambres de commerces produiront des chiffres sur les SA, les EURL et les SARL, tandis que les Chambres de métier recensent les entreprises artisanales. Pourtant, une même activité, la coiffure par exemple, peut s’exercer dans le cadre d’une SARL ou d’une entreprise artisanale.
Le secteur d'activité est certainement l'élément de typologie le plus couramment usité pour réduire les corpus à des tailles exploitables. Néanmoins, comme le soulignent Bentabet, Michun et Trouvé, la Nomenclature d'Activité Française, est à manier avec précaution, et dans le cadre de l'étude des TPE doit être utilisée dans sa version la plus segmentée (NAF 700 qui comporte 700 définitions d'activités), car une nomenclature moins approfondie regroupe des réalités par trop hétérogènes :
"Par
exemple, dans l'hôtellerie - restauration (APE 55) on évitera de confondre la
"restauration de type traditionnel" (55.3 A) avec la "restauration
de type rapide" (55.3 B) ou avec "les cantines et restaurants
d'entreprise" (55.5 A). Pas plus d'ailleurs que dans le "commerce de
détail et réparation d'articles domestiques" (APE 52) on ne saurait
assimiler "la réparation de matériel électronique grand public" (52.7
C) avec la "réparation de chaussures et articles en cuir" (52.7 A) et
les deux précédents avec les "grands magasins " (52.1 H) ou "le
commerce de détail de fruits et légumes" (52.2 A)." [Bentabet ;
Michun et Trouvé, 1999, 33].
Attention également aux dépôts d'activité non utilisés : il arrive qu'un entrepreneur dépose plusieurs codes d'activités (codes primaires et secondaires) sans pour autant toutes les pratiquer, mais pour se ménager la possibilité de les développer un jour. Par exemple, un distributeur de matériel orthopédique, peut déposer un code d'activité secondaire de fabricant de matériel orthopédique qui relève d'avantage de l'industrie que du commerce. Si cette activité prend peu à peu le pas sur l'activité de distribution, il est probable que le dirigeant ne pensera pas à modifier son code d'activité principale, il restera donc officiellement un distributeur, relevant d'une activité tertiaire.
L’approche par secteur d’activité présente donc deux inconvénients majeurs pour l’étude de l’activité de télécommunications d’un quartier de commerce comme Château-Rouge. D’une part, certaines activités récentes, comme les points d’accès à internet ne disposent pas encore de code NAF spécifique, ainsi les cyber-cafés sont-ils recensés comme « autre activité de télécommunications » à la classe 64.2.B, au même titre que les exploitants de câbles sous-marins et les fournisseurs d’accès[3], à moins qu’ils ne le soient comme simples débits de boisson. D’autre part, de nombreuses activités liées aux télécommunications (vente de cartes téléphoniques, accès à l’internet) sont exercées sous forme d’activité secondaire opportuniste, en marge d’une activité de coiffeur ou d’épicier, il est alors probable que les commerçants concernés ne se sont pas embarrassés d’une déclaration d’activité secondaire.
Enfin, et c’est ici un obstacle majeur, ces nomenclatures sont impuissantes à décrire, dérrière le produit, la « posture marchande ». Il faut chercher dans l’usage de ces typologies traditionnelles l’absence de données officielles sur le commerce ethnique, qui constitueraient pourtant un outil intéressant pour la description urbaine. Ainsi, les veilleurs de l’observatoire des activités économiques de la Goutte d’Or ont-ils dû renoncer à aborder ce thème pourtant central :
« Par ailleurs cette étude n’apportera pas d’informations sur les commerces appelés parfois commerces ethniques. Ce n’était tout d’abord pas l’objectif de ce travail. Les catégories de l’INSEE ne comportent ensuite aucune précision de ce type. Et il est enfin particulièrement risqué de se livrer à pareille typologisation. Quand un commerce devient-il « ethnique » ? Faut-il se fier à l’origine culturelle du patron ?A l’évidence non. Aux produits vendus ? Cela semble plus pertinent mais l’on se retrouve devant tellement de situations ambiguës que la subjectivité de l’enquêteur prend alors trop de place. Un cageot d’Ignames ou de patates douces dans un magasin d’alimentation fait-il de ce commerce un commerce ethnique ? A partir de quelle proportion de produits « spécifiques » vendus peut-on le dire ? On voit bien que l’on se trouve rapidement dans une impasse, même si chacun se dresse mentalement sa propre typologie. » [4]
Pour apprécier la richesse du tissu commercial du XVIIIème arrondissement il faut oublier les nomenclatures traditionnelles et regarder au delà de l'activité exercée, car les nomenclatures officielles, pas plus que les typologies d’entrepreneurs, ne révèlent rien du "concept" commercial de l'entreprise, du positionnement marketing, de la charge culturelle ou informationnelle que le commerçant décide de donner à son activité. Alimentation "bio", boucherie Kasher ou hallal, coiffeur "afro", épicerie de proximité ouverte la nuit, relèvent du même code d'activité et des mêmes caractéristiques entrepreneuriales que leurs homologues traditionnels.
Pourtant cette connotation commerciale est très forte et nettement perçue par le consommateur même si son expression reste subtile. Il s'effectue en fait une répartition de la clientèle dans l'un ou l'autre type de commerce en fonction des signaux explicitement émis.
Notre analyse des pratiques informationnelles des commerçants de Château-Rouge et Clignancourt commencera donc par les systèmes de communication. C’est en effet par les signaux émis que l’on aborde, en flânant, un quartier, un commerce. Or la sémiologie des points de vente offre une lecture plurielle de l’espace marchand et de ses acteurs. On a, en effet, coutume d’analyser les codes visuels des boutiques en fonction de la volonté de transformer, la boutique d’abord, le produit ensuite, en objet de désir, à susciter chez le chaland l’acte d’entrer, l’acte d’acheter. Les codes renverraient donc à une typologie de client ou tout au moins à l’image que s’en forme le commerçant. Cette position est tout à fait appropriée aux espaces de vente agencés par des professionnels de la décoration qui maîtrisent ces codes et les combinent, au profit du commerçant maître d’ouvrage, en une grammaire de séduction. Elle est vraie aussi, partiellement du moins, pour les petits commerçants qui, sans détenir la science des professionnels de l’agencement, ont acquis un savoir-faire, une expérience de l’étalage qu’ils savent mettre à profit. Mais alors que l’architecte-décorateur se gardera d’opposer un avis personnel pour se tourner exclusivement vers la finalité de son œuvre : séduire la cible désignée, le petit commerçant glissera un peu de lui-même dans la boutique, cette dernière renvoyant tout autant son reflet que celui de sa clientèle.
Pour les besoins de la description du quartier, nous avons élaboré une nomenclature originale permettant de classer les commerces d’après les signaux culturels émis par les boutiques.
Plusieurs travaux nous guident : l’un, de Claudia Alves de Oliveira [1996], décrit les boutiques de la rue Bréa, l’autre, inattendu et charmant, de Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier [1999], analyse un objet « infra-ordinaire », l’étiquette des vins de Bordeaux. Ils montrent la pertinence de cette approche pour la définition d’un objet de consommation. Le travail d’Anne Raulin [1986, 24-33] sur les enseignes des commerces Maghrébins, prolongé par celui d’Emmanuel Ma Mung [2000, 142] sur les commerces asiatiques en France, décrypte dans les noms des boutiques, la mise en scène de l’étal, les indices d’une intégration territoriale plus ou moins aboutie.
« Est-ce que les vitrines sont simplement des invitations au regard ? N’a –t –on pas plutôt affaire à un « phénomène complexe » qui met en jeu un « savoir-faire » programmé, placé au service d’un faire-savoir », lui-même capable de déclencher un « savoir-vouloir », qui, à son tour, déterminera le « vouloir-acquérir » ? [Alves de Oliveira,1996,1].
La classification des
boutiques de la rue Bréa effectuée par Claudia Alves de Oliveira, repose sur un
modèle proposé en 1981 par Eric Landowski[5],
mettant en évidence l’existence d’une « intimité interindividuelle »,
l’existence d’un « privé collectif » fondé sur la notion de groupe
qu’il soit parental, ethnique, confrérie etc. Une classification prenant en
compte, en quelque sorte, la mise en scène de soi face à la collectivité, en
fonction du désir plus ou moins affiché d’être considéré et
réciproquement, la valeur morale attribuée en réponse par le groupe à
l’individu :
(ostentation) |
Vouloir être vu |
|
Vouloir ne pas être vu |
(pudeur) |
(sans gêne) |
Ne pas vouloir ne pas être
vu |
|
Ne pas vouloir être vu |
(modestie) |
C’est ainsi que les agencements extérieurs des boutiques prennent un sens moral selon l’impact qu’ils produisent sur ceux qui les contemplent :
Une boutique sans couleurs vives, ni enseigne au néon, dont les vitrines exposent des objets disposés sans art, sera jugée « modeste ». Un restaurant qui voile ses vitrines, pour masquer les convives au regard des passants répond au code de la « pudeur ». Les entassements de marchandises croulant sur les trottoirs sont « sans gêne », alors que les vitrines éclairées, laissant le regard entrer largement dans le magasin, et les présentoirs étudiés passent pour « ostentatoires ». Ce jeu permanent entre le privé et le public est fondamental dans les espaces de vente car la loi interdit de refuser la vente à quiconque, alors que la logique commerciale implique d’attirer le plus rapidement possible la clientèle privilégiée tout en décourageant explicitement ceux qui n’achèteront pas, ou trop peu.
Les manuels d’agencement de vitrine jonglent avec ces notions. Un cas extrême est celui des officines de pharmacie qui doivent résoudre une délicate équation: comment inciter à l’achat sans tomber dans le vulgaire de la vente et perdre l’image d’expertise et de science attachée aux professions de la santé[6]?
Aux couleurs sont attachées des impressions : les pastels sont frais, le bleu et le vert froids et calmes ; les rouges, chauds et agressifs sont à bannir tandis que les ors et les grenats évoquent la richesse. Le nombre des objets présentés prend sens : le groupage dévalorise la marchandise, une présentation unitaire suggère le luxe et la rareté :
Schéma d’après Roux et Melot, 1991, 64
Et c’est encore la même recherche de distinction, le même souci de masquer ce que l’acte marchand comporte de vil, la recherche du gain en échange du pourvoir aux besoins du corps, qu’analysent Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier à travers les étiquettes des vins de Bordeaux :
« Pour s’établir comme gourmet, l’amateur de vin
doit se nier comme goinfre. C’est pourquoi le jeu des représentations visuelles
du vin s’ordonne selon l’axe de la désincarnation. Ce qui est prohibé dans le
discours de l’excellence, c’est le physique, le biologique, le « principe
de vie matérielle et corporelle ».[Jeanneret et Souchier, 1999]
Nos « bonnes bouteilles » s’ornent donc d’étiquettes délicates et monochromes (pudeur), où se déroulent blasons, rangées de ceps bien alignés au pied d’une noble demeure (ostentation), mais jamais au grand jamais ne représentent le grain foulé, le flot du vin versé ou pire, l’ivresse (sans gêne).
Ces interprétations ne conservent leur validité qu’à l’intérieur d’un même système culturel, car les peuples attribuent des valeurs différentes au couleurs : ainsi l’Occident lit la pureté et l’hygiène dans la couleur blanche des pharmacies, alors que cette couleur évoque le deuil pour l’Asie. La profusion des marchandises, signe d’opulence, est aujourd’hui jugée vulgaire et dévalorise la marchandise, car ce qui est rare a du prix à nos yeux et l’entassement évoque une marchandise médiocre et de peu de valeur. Sur les marchés ethniques de Paris, l’entassement des marchandises est pourtant un facteur de vente, car il signifie, pour une clientèle aux revenus modestes, que la denrée est abondante et bon marché. Aussi les marchands gonflent ils habilement la montagne de légumes ou de fruits en dissimulant en son centre quelques cageots.
On voit donc qu’introduire la dimension interculturelle dans ce type d’analyse l’enrichit: selon qu’elle est perçue par un individu de l’une ou l’autre culture, la mise en scène du commerce séduit ou repousse. La connivence devient exclusion.
L’enseigne joue sa propre partition, plus explicite, dans cet ensemble de signaux. Anne Raulin considère l’enjeu culturel de l’échange commercial au delà de l’enjeu capitalistique. Pour le commerçant maghrébin, nommer la boutique dans le pays étranger où il s’est installé, est une forme de représentation de soi et prend le sens d’un « processus rituel » :
« Nommer le commerce c’est lui donner une identité à des fins particulières, publicitaires, c'est-à-dire en fonction d’un public, d’une clientèle ou de clientèles potentielles. Il s’agit donc d’opter pour un nom reconnaissable qui signifie quelque chose pour la clientèle, que cela soit dans le registre exotique ou indigène »[Raulin, 1986, 25] ».
Ma Mung confirme la mise en scène des établissements commerciaux du XIIIème arrondissement de Paris, tout en ajoutant que la communauté tout entière se met en scène, phénomène qui trouve son point culminant au jour de l’an chinois. Il distingue six catégories d’enseignes s’articulant selon une progression de la démonstration identitaire manifestée par l’appel plus ou moins important à des symboles représentant le pays référent [Ma Mung, 2000,142] :
En prenant exemple sur les travaux que nous venons de nommer nous avons bâti une classification simple, qui nous permet de répartir tous les commerces de la zone étudiée selon des critères culturels.
Deux concepts gouvernent cette répartition : l’origine affichée du produit et l’origine affichée du commerce (sans que l’on puisse nettement déterminer s’il s’agit de la mis en évidence de l’origine du commerçant ou de celle de la clientèle visée). Ils reflètent les préoccupations qui régissent aujourd’hui les sociétés et leur consommation: mondialisation, réseaux d’approvisionnement, qualité et traçabilité des productions. Le petit commerce actuel est né avec ces inquiétudes. L’éloignement ou la proximité culturelle, la possibilité ou non de déterminer l’origine géographique (donc culturelle) d’un produit, suscitent chez le client potentiel certaines émotions qui le conduisent à s’approprier le lieu d’achat, ou au contraire à l’éviter.
La terminologie employée ici est spécifique à notre étude et se réfère aux signaux commerciaux relevés sur les boutiques. Nous ferons toujours référence à ce contexte de définition lorsque nous l’emploierons par la suite. Une définition plus précise des termes, ainsi que la liste des critères objectifs de classification et des exemples figurent en Annexe III-1, nous ne livrons ici qu’un bref rappel .
Si certains de ces termes (« discount » notamment) ont un sens précis dans les sciences économiques, nous insistons sur le fait qu’il s’agit pour nous de désigner un positionnement commercial « affiché » qui ne doit pas toujours être pris au pied de la lettre. Ainsi un positionnement « discount » n’implique pas que la technique commerciale l’est également, car un magasin peut revendiquer des prix bas dans ses slogans sans être réellement bon marché. De même, un commerçant français peut adopter un positionnement ethnique africain s’il juge cela favorable à son commerce.
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Exotique/touristique |
Ethnique/nostalgique |
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(curiosité) |
Eloignement culturel |
Proximité culturelle |
(connivence) |
(confiance) |
Proximité culturelle |
Origine culturelle indéterminée |
(neutralité) |
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Tradition |
Standardisé/discount |
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Touristique : vend des produits à référence culturelle française à des
clients étrangers
Commerces faisant une forte référence à leur lieu d’implantation (ville, quartier, patrimoine local) et s’adressant à une population étrangère. Ces commerces sont exclusivement situés dans les zones fréquentées par les touristes.
Exotique : vend des produits étrangers à des clients français
Des produits ou services d’origine étrangère sont adaptés au goût du pays de commercialisation pour en faciliter l’appropriation par les clients autochtones.
Discount : vend des produits culturellement indéterminés à des clients
culturellement indéterminés, avec un argument de prix bas.
L’argument de vente repose essentiellement sur la notion de prix bas. Ces commerces se sont développés par imitation des slogans du grand magasin Tati l’un des précurseurs, dans notre quartier, des commerces à bas prix consentis grâce à des techniques d’achats originales.
Standardisé: vend des produits culturellement indéterminés à des clients culturellement indéterminés.
Le commerce adopte, soit par contrat (dans le cadre d’un commerce franchisé), soit par libre choix, des codes stéréotypés internationaux. La spécificité du pays d’implantation du commerce est gommée. Les valeurs de modernité, fonctionnalité, efficacité sont mises en avant. Les éléments de décor sont très rarement personnalisés.
Tradition : vend des produits à référence culturelle française à des clients français, souvent avec une référence nostalgique au passé
Les produits et services sont proposés comme se référant à un passé ou une tradition garantissant leur qualité de fabrication. Une place importante est faite à l’origine régionale ou nationale des produits, comme gage de leur authenticité.
Ethnique : vend des produits étrangers à des clients étrangers
Des produits ou services d’origine étrangère sont proposés en tant que tels aux populations migrantes de même origine. L’accent est mis sur l’origine du produit sans tentative d’adaptation au goût de la clientèle autochtone.
Nostalgique : vend des produits culturellement indéterminés à des clients
étrangers
Un produit ou service sans origine déterminée, est proposé dans un environnement suggérant un positionnement ethnique.
Intemporel : ne participe pas au jeu de l’identité.
Ce type de commerce ne joue pas du concept de proximité ou d’éloignement et ne recherche pas particulièrement à établir une connivence avec le client.
L’application de nos classifications aux commerces du XVIIIème arrondissement éclaircit le phénomène de mosaïque que l’on observe dans les grandes capitales modernes. En effet, lorsque deux activités commerciales ne peuvent cohabiter, elles se repoussent et se fuient géographiquement : dans un lent mouvement presque invisible, au gré des fermetures et ouvertures répétées, se dessinent des territoires spécifiques, les uns près des autres, les uns contre les autres, car c’est une guerre imperceptible qui se livre sous les yeux des consommateurs et des riverains.
Les combinaisons entre l’origine, déterminée ou non, affectée à un produit et l’origine du chaland suscitent des émotions qui déclenchent l’acte d’achat ou au contraire, détournent le client d’une marchandise qui ne lui semble pas destinée.
Au regard de ce jeu entre connivence et étrangeté qui sépare nettement en deux la population des chalands, les incompréhensions culturelles « durcissent » la nomenclature de Alves car les codes commerciaux ne prennent pas la même valeur selon qu’on appartient ou non à la cible visée.
Ainsi, un produit venant d’un pays lointain et portant fortement les caractéristiques de son origine suscite la répulsion pour le client autochtone, mais un sentiment de connivence (proximité culturelle, ethnicité) et de nostalgie (éloignement géographique) pour le client immigré de même origine. Si ce produit gomme ses principales caractéristiques étrangères pour se rapprocher des habitudes de l’autochtone (connivence), il suscite auprès de ce dernier un intérêt nouveau de type exotique (éloignement géographique), mais perd son principal argument auprès de la population de même origine (perte de la connivence).
En jouant sur l’origine déterminée (pays, région, ville, terroir) d’un produit, et sur la proximité culturelle avec le client recherché, le commerçant renforce l’impression de qualité. S’il joue en outre de l’éloignement temporel (temps passé, tradition), il déclenche une envie d’achat fondé sur la nostalgie.
A l’inverse, la standardisation des façades, l’indétermination de la nationalité d’un produit, sont le fait de franchises ou de grandes enseignes issues de groupes multinationaux. Masquer l’origine, donc la différence culturelle, est un moyen de limiter la répulsion (éloignement culturel) et d’élargir les marchés. Ce type de commerce étant dominant, de nombreux petits commerçants non franchisés en ont adopté les codes visuels.
Enfin, lorsque l’origine fortement indéterminée d’un produit, se combine avec une stratégie de prix bas (discount), comme dans les bazars, il en résulte un impression de non-qualité, de pacotille.
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Magasins Tati Butte Montmartre
Carte réalisée d’après les relevés de boutiques réalisé en Février 2001 [Annexe III-3 et 4]
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Type
« Ethnique/Nostalgique » |
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Type « Standardisé |
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Type
« Discount » |
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Type
« Tradition » |
et Zones mixtes (« Frontière ») |
La carte des commerces montre un net partage entre les types Standardisés et Ethniques qui tous deux agissent en prédateurs : là où ils ont pris pied, parvenant à constituer un noyau dominant de points de vente, ils orientent la typologie commerciale du quartier et s’étendent. Autour gravitent les autres types de commerces, même s’ils sont parfois plus anciens :
· les commerces « Tradition» et « Exotiques » cohabitent généralement avec les « Standardisés», car ils s’adressent ouvertement à la même clientèle,
De part et d’autre, les « intemporels » persistent, mais ils font souvent les frais de la lutte, les territoires s’étendant généralement à leurs dépens.
Telles sont donc les grandes caractéristiques de l’activité marchande d’un quartier d’immigration comme Barbès. Si les concepts d’origine et d’éloignement y prennent une telle importance on peut alors se demander quelle place est réservée aux produits liés aux télécommunications et comment ces produits se combinent avec le concept d’ « origine ». C’est par une série d’observations et de relevés des commerces et services que nous allons tenter de répondre à cette question [Annexe IV-1 et 2].
[1] Citons notamment :
Le projet associatif Alfa.mouv, hébergé dans le squatt artistique du 54 rue Myrha, proposant des ateliers artistiques et multimedia gratuits pour les enfants de la rue Myrha. Le projet semble aujoud’hui en sommeil. http://www.alfa54.com/fr/somproj.html
L’espace multimedia de l’association « La Goutte d’Ordinateur », inséré dans la politique de la ville, ouvert en janvier 2002 à l’angle des rues Léon et Myrha.
La Maison du Développement Economique et de l’emploi (MDEE), 164, rue Ordener, ouverte aux salariés, chômeurs, créateurs d’entreprise, qui propose un accès internet.
[2]
Le réseau Africanti, sous la direction d’Anni Chéneau-Loquay, est un
observatoire de l'insertion et de l'impact des technologies de l'information et
de la communication en Afrique, résultant du partenariat :
En Europe, du laboratoire REGARDS,
l'Université
Montesquieu Bordeaux IV, du Centre d'Etudes d'Afrique Noire (CEAN) à Bordeaux et de
l'Institut Universitaire d'Etudes du Développement (IUED) de Genève.
En Afrique, de l'ENDA, de l'Institut Supérieur de Gestion (ISG) de l'Université Cheikh Anta Diop à Dakar
et de l'IRD au Sénégal et en Guinée.
Le site http://www.africanti.org publie de nombreux travaux européens et
africains sur le développement des TIC en Afrique.
[3] Source :site de l’INSEE : http://www.insee.fr/fr/nomenclatures/naf/Html/NAF642B.HTM
[4] Tableau de bord de la vie sociale à la Goutte d’Or : deuxième année 1995-96 / Mairie de Paris- Préfecture de Paris.- Paris : Salle Saint-Bruno, 1997.-p.36
[5] Jeux optique : Exploration d’une dimension figurative de la communication / Eric Landowski in Document de rechrche du Groupe de recherche Sémiolinguistique de l’Institut de la langue française EHES-CNRS Paris, n° III-22, 1981.
[6] La vitrine espace de communication de l’officine /Danielle Roux ; Jean-Jacques Melot .- Paris : éditions du Porphyre, 1991.