Les migrations internationales sont directement issues de la mondialisation et des conflits géopolitiques. Selon des thèses alarmistes, reprises par les partis d’extrême droite protectionnistes, les pays les plus pauvres, à la démographie galopante, encore appauvris par l’internationalisation des échanges, déverseraient un « afflux d’immigrés » dans les pays occidentaux, et viendraient peser sur leurs ressources. L’analyse par Claire Rodier des politiques d’asile des pays occidentaux à la fin du XXème siècle, [2002, 81] montre que la définition et l’application d’une politique européenne du droit d’asile n’ont cessé d’être freinées par le souci des Etats de se prémunir contre la « menace d’un afflux soudain d’immigrés » à l’occasion d’une situation d’urgence dans un pays du monde. Pourtant, c’est un tout autre visage de l’immigration que donnent les travaux du sociologue américain Douglas S. Massey [2003, 25-36] : le rapprochement systématique des courbes du commerce extérieur des Etats-Unis et du nombre d’immigrants sur l’ensemble du XXème siècle montre que les grands conflits géo-politiques (1ère et seconde guerres mondiales, Guerre Froide) s’accompagnent systématiquement d’une baisse de l’immigration parallèle à une baisse du pourcentage du commerce extérieur dans le Produit National Brut américain, tandis que la période de croissance du commerce extérieur consécutive à la chute du mur de Berlin et à l’ouverture des marchés des pays de l’ex-bloc communiste s’accompagne d’une augmentation significative de l’immigration. Or la nature de cette immigration ne peut être qualifiée d’une immigration de l’extrême pauvreté, car les pays d’origine des migrants les plus nombreux sont également les principaux partenaires économiques des Etats-Unis. Massey en conclut que « la migration internationale est une composante de l’ordre économique post-industriel » et que « son intensité est, en règle générale, directement fonction de la croissance des marchés de matière première, des biens, des services, du capital, de l’information ». L’immigration est donc la manifestation d’une prospérité des pays occidentaux, prospérité qu’elle accompagne et entretient.
Cela nous conduit donc à nous intéresser tout particulièrement à cet aspect de l’immigration que certains ont nommé « mondialisation par le bas », c'est-à-dire son dynamisme économique et son rôle dans les échanges internationaux. Car s’il s’agit, comme souligne Massey, d’une « tendance naturelle du processus de mondialisation », il peut conduire à considérer l’appropriation des TIC en milieu migrant, non comme un processus difficile freiné par les coûts d’équipement et d’apprentissage, mais comme l’intégration d’un instrument du négoce, instrumentalisation qui serait destinée à croître parallèlement au processus d’internationalisation de l’économie.
Selon le modèle de Shapero [1975], quatre éléments constituent le vecteur du « passage à l’acte » entrepreneurial . Le « déplacement » est l’événement négatif (PUSH) ou positif (PULL) agissant comme cause du passage à l’entrepreneuriat. Pour se concrétiser, il nécessite d’être associé à « la disposition à l’action », besoin d’action et d’indépendance, relevant de la psychologie de l’entrepreneur, à la « crédibilité de l’acte » c’est-à-dire à la représentation issue de son passé et de son origine familiale, que l’entrepreneur a de lui-même en tant que patron, et à la « disponibilité des ressources », opportunité de disposer des ressources financières, humaines et matérielles nécessaires au montage du projet.
Le « déplacement » est ici l’élément privilégié de l’analyse, car, notamment dans sa dimension négative (PUSH), il représente une rupture territoriale, sociale, affective, qui dans le cadre des télécommunications trouve une résonance particulière.
L’APCE et la magazine « Maghreb Ressources Humaines » ont consacré en 2000 une étude aux créateurs d’entreprises issus de l’immigration[1]. En s’appuyant sur les statistiques de l’INSEE de Mars 2000, ils dressent un portrait de l’entrepreneuriat migrant en France:
6% de l’ensemble des créateurs/repreneurs de France sont immigrés ou issus de l’immigration[2], 46 % des entrepreneurs étrangers sont Européens, 44% Maghrébins. En 30 ans leur nombre a cru considérablement et en plus forte proportion que l’entrepreneuriat des français de souche, passant de 50 000 en 1972, à 63 000 en 1982 et 150 000 en 1999.25 % de ces créateurs étrangers sont des femmes.
Ils sont proportionnellement plus nombreux que les français dans les activités de construction ou d’hôtellerie restauration, en proportion égale dans les commerces et moins présents que les français dans la fourniture aux entreprises. Cette disparité est attribuée à un niveau de diplôme inférieur, handicapant les entrepreneurs étrangers dans les activités réglementées.
Le principal secteur d’activité est le commerce et l’entreprise relève plus souvent du statut du nom propre[3] que celles créés par les français. Son espérance de survie à 3 ans est inférieure à celle de l’ensemble des entreprises (46% contre 59%). Les immigrés font moins appel au conseil, aux aides de l’état et aux prêts bancaires, et s’appuient moins sur le réseau professionnel de leur ancien employeur[ pp. 4-7].
Pourtant la vitalité de l’entrepreneuriat issu de l’immigration est remarquable : « Alors que sur une durée de trente ans, les créations d’entreprises ont baissé de près de 2 %, le nombre des entrepreneurs issus de l’immigration augmente régulièrement ». Le type d’entreprise évolue également et se diversifie grâce à l’arrivée de jeunes entrepreneurs diplômés, à la recherche d’un statut social dont la discrimination à l’embauche les prive.
5 grands types de commerçants sont distingués :
· L’ « entrepreneur commerçant » représentant quelques dizaines de milliers de commerçants de proximité et d’artisans.
· L’ « entrepreneur profession libérale » dont le niveau d’études est généralement supérieur au baccalauréat et qui constitue une mutation importante avec l’arrivée sur ce marché de nombreux jeunes issus de l’immigration.
· L’ « entrepreneur de PME/PMI » soit quelques centaines de dirigeants de PME de plus de 10 salariés exerçant dans le service aux entreprises, le commerce de gros, ou les activités industrielles.
· L’ « entrepreneur de grande entreprise ou de start up » . Diplômés de Grande Ecoles ou d’Etudes doctorales, ils sont quelques dizaines à être à la tête de grandes entreprises ou de sociétés de nouvelles technologies.
· L’ « entrepreneur des deux rives » gère des entreprises dans deux voire plusieurs pays. Difficiles à quantifier, ces entrepreneurs sont les pionniers d’une nouvelle forme d’entrepreneuriat qui rapproche des pays ou des régions. « Loin d’un retour définitif au pays d’origine, ce va-et-vient permanent est le signe d’une véritable intégration économique et d’une banalisation de l’acte d’entreprendre »[ pp. 10-11].
Le statut d’étranger peut parfois constituer un handicap pour certains dirigeants qui rencontrent des situations de discrimination lors de l’attribution de marchés ou dans l’exercice d’une activité libérale [p.10]. Mais la double culture devient un atout lorsqu’ils abordent les activités d’import/export, ou envisagent d’étendre leur activité dans leur pays d’origine. « Même pour celles et ceux qui franchissent le pas et s’expatrient dans le pays d’origine de leurs parents, les liens économiques avec la France restent solides. »[p.11].
Les caractéristiques de l’entrepreneuriat migrant sont peu étudiées dans les sciences de Gestion Françaises pour une raison que Thierry Lévy, dont le travail de thèse en cours explore les caractéristiques d’une modélisation de l’entrepreneuriat migrant, attribue à l’universalisme français. Les pays anglo-saxon que les politiques de discrimination positive conduisent à soutenir les projets des minorités proposent une littérature plus abondante [ Lévy, 2002, 4].
Le sujet par ailleurs se prête mal à une approche mono disciplinaire, car parler d’entrepreneuriat migrant c’est reconnaître qu’il existe une forme d’entrepreneuriat spécifique aux migrants ou tout au moins que l’état de migrant connote l’expérience de la création d’entreprise. Parler d’entreprise ethnique, c’est reconnaître la composante culturelle de l’entreprise. Dans ce cas, l’ethnologie, la sociologie et les sciences de gestion gagnent à joindre leurs efforts. Jacqueline Laufer, en puisant à la source c’est à dire dans le milieu familial de 60 dirigeants, les motifs et conditions de réalisation de leur entreprise, n’a-t-elle pas montré que la psychologie contribuait à la modélisation de l’entrepreneur ?
"Il est généralement admis que les
entrepreneurs - ceux qui créent leur propre entreprise - ont deux objectifs
principaux : une croissance maximum de l'entreprise et un profit aussi élevé
que possible. En fait, il apparaît que ce raisonnement, fondé sur une approche
économique de la motivation de l'entrepreneur, ignore l'influence des
motivations psychologiques et leur
impact sur l'attitude de l'entrepreneur vis à vis de la croissance de
l'entreprise." [Laufer, 1975, 11-26]
Plus largement, c’est dans son milieu social tout entier
que l’entrepreneur puise son modèle d’entreprise et les ressources pour la
maintenir à flot. Par analogie avec
l'entreprise et son principe d'utilité, Pierre Bourdieu pose les bases de
l'analyse de l'individu par les liens qu'il tisse avec autrui. Ces liens
matériels et symboliques qui déterminent l'appartenance d'un individu à un
groupe, constituent un "capital social". Le volume et la qualité de
son capital social procurent à l'individu un "profit", et les efforts
qu'un groupe consent pour maintenir, accroître, ou réserver ce réseau de
relations, relèvent d'un investissement, parfois conscient, destiné à assurer
le bien être et les avantages de sa participation au groupe.
« Le capital social est l'ensemble des ressources actuelles ou
potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations
plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissances et d'interreconnaissance;
ou, en d'autres termes, à l'appartenance à un groupe, comme ensemble d'agents
qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d'être
perçues par l'observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi
unis par des liaisons permanentes et utiles. » [Bourdieu,
1980, 2]
C’est dans la lignée de Bourdieu que Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis
recherchent dans l’histoire de l’Occident, l’émergence de cette "catégorie sociale", ni
classe sociale, ni catégorie juridique, hétérogène et pourtant bien réelle,
structurée autour de qualités intrinsèques que la société lui reconnaît peu à
peu : entrepreneur – commerçant, technicien-innovateur, homme de décision
et de risque. La composante sociale de l’entrepreneur leur paraît essentielle,
au point de considérer qu’il existe un véritable déterminisme social de
l’esprit d’entreprise :
« Un individu donné appartient à un groupe social donné pour des raisons objectives (ressources en capital), mais il se construit aussi une représentation du monde (domaine symbolique) dans lequel il agit pour s’y faire une place. La stratégie individuelle comme l’affirme P. Bourdieu, s’inscrit dans le cadre particulier d’une logique sociale et économique. Quelles sont les valeurs sociales reconnues (le travail, le don de soi, l’enrichissement personnel, la réussite personnelle ou collective, etc.) par la société ? Comment la production est-elle organisée (entreprise individuelle, atelier artisanal, société de capitaux, etc.) ? Sous quelle forme s’effectue la répartition de la richesse sociale (salaire, profit, rente etc.) ? La stratégie suivie par tel ou tel individu ne peut faire fi de ce contexte global (..) »[Boutillier et Unzidis, 1999, 114].
Mais la composante culturelle manque encore dans ces analyses qui considèrent un seul modèle (occidental) d’entrepreneuriat. Le modèle entrepreneurial sous jacent est toujours celui de la firme capitalistique, la petite entreprise représentant alors soit la naissance (lorsqu’elle est destinée à croître), soit une manifestation d’inachèvement (lorsqu’elle reste petite), liée à l’inaptitude individuelle ou sociale du dirigeant. L ‘économie informelle, quant à elle, n’est pas évoquée, l’entrepreneuriat ne pouvant apparemment se définir qu’à l’intérieur du cadre légal. Ainsi, au vu de ces lectures, l’entreprise migrante ne peut elle apparaître que comme une forme inférieure ou déviante de l’entreprise occidentale.
Pourtant, en modélisant la petite entreprise africaine et en prenant en compte sa dimension informelle, Emile Michel Hernandez montre que certaines de ses pratiques, jugées inacceptables et régressives en Occident : le paternalisme, le recrutement familial, le versement de salaires irréguliers et parfois en nature, et la perméabilité importante de la vie sociale et de la vie économique, confèrent à l’entreprise africaine une grande flexibilité, et sont bien adaptées à son environnement économique et aux règles des sociétés africaines. Il explique ainsi la vitalité du secteur économique informel africain où, dans un contexte économique difficile, ces entreprises sont pérennes, et versent, tant à leur dirigeants qu’aux salariés, des revenus comparables à ceux du secteurs formel [Hernandez, 1997, 45]. Deux interprétations peuvent être données à cette situation : « certains y voient la preuve manifeste de l’effondrement des économies africaines et de l’enlisement de leurs populations dans la misère et la marginalisation. Pour d’autres, plus optimistes, c’est une preuve incontestable ‘de vitalité et de dynamisme’» [Hernandez, 1997, 41].
Une question similaire se pose à l’égard de la petite entreprise immigrée : son recours aux pratiques informelles pourra être considéré comme le signe d’une inaptitude à intégrer les règles de gestion occidentales ou au contraire comme l’importation de règles efficaces d’adaptation à l’environnement ayant fait leurs preuves dans le pays d’origine du dirigeant.
Ainsi, plus que tout autre, l’entrepreneuriat migrant symbolise la rupture et la somme de négociations (avec les lois, avec le marché de l’emploi, avec la discrimination du pays d’accueil, avec les traditions entrepreneuriales du pays d’origine, avec la représentation de soi) qui aboutit à la création de la boutique, de la petite entreprise artisanale. Le processus entrepreneurial est au centre du système d’ascension sociale des migrants dans la mesure où le pays d’accueil, soit ne leur propose trop souvent que des emplois à faible possibilité d’évolution, soit les exclut du marché du travail. Demeurer dans le cercle entrepreneurial ethnique entretient l’espoir de disposer d’opportunités particulières conduisant à la réussite sociale [Ma Mung, 2000].
L’incertitude inhérente à la situation du migrant conduit donc à l’établissement de liens sociaux intra-ethniques, plus forts que ceux existant entre individus installés de longue date. En jouant de ces liens privilégiés tissés entre les communautés d’émigrés et leur pays d’origine ou, pour les communautés diasporiques, les autres communautés de même origine réparties dans le monde, et en s’appuyant, par ailleurs, sur les mêmes innovations technologiques en matière de communications et de transport que les autres entreprises, les entreprises de migrants disposent d’une dynamique particulièrement favorable à l’élaboration de réseaux transnationaux. [Portès,1999].
La forme la plus visible de ce dynamisme économique sont les quartiers « ethniques » : Chinatown, Little Italy, quartiers indiens ou chinois ont désormais leurs pairs dans toutes les grandes métropoles occidentales et témoignent de la même foisonnante activité commerciale.
En concentrant l’analyse sur la communauté chinoise, Emmanuel Ma Mung met en lumière les caractéristiques géographiques et nationales des diasporas, soulignant qu’elles sont constituées puis entretenues par les migrations internationales. La migration serait donc la version intime, assumée dans la sphère privée, des événements géopolitiques. Mais il reste à expliquer « les processus selon lesquels une multiplicité est rassemblée en une unité, et des différences font identité » [Ma Mung, 2000, 6].
Tout d’abord, Ma Mung distingue deux caractéristiques « morphologiques » fondamentales de la diaspora :
· La multipolarisation de la migration d’un même groupe national, ethnique ou religieux.
· L’interpolarité des relations (liens migratoires, économiques, informatifs ou affectifs).
Le territoire géographique de la diaspora n’est donc pas seulement discontinu il est aussi relié, car réduite à la simple dispersion subie, souffrante, nostalgique, la migration n’est pas utilisable. C’est une fois revendiquée et valorisée qu’elle se transforme en ressource spatiale positive. Cette valorisation s’organise dans le cadre de l’entrepreneuriat privé[4], par la mise en place de réseaux commerciaux et de transferts de capitaux entre les points de la diaspora. Une double capacité se développe : d’une part celle de mobiliser ses ressources pour accueillir très rapidement les migrations massives des membres de la diaspora, d’autre part celle de considérer comme territoire propre la multitude de territoires investis par ses membres, donc de répondre rapidement aux opportunités économiques internationales par la migration entrepreneuriale. A l’issue du processus de constitution de la diaspora, le territoire géographique originel perdu est mythifié, idéalisé, sans être remplacé par le territoire physique d’existence. Ce dernier est vécu comme équivalent à tout autre point du monde où se sont installés des membres de la diaspora. La mobilité en est facilitée et, dans un contexte d’économie mondiale, cette compétence à mobiliser une main d’œuvre selon les opportunités et les besoins économiques devient un avantage réel.
Les « nouveaux-nomades » de l’économie mondiale poussent à l’extrême cette logique de mobilité économique. Le sociologue Alain Tarrius décèle depuis les années 70, dans les quartiers immigrés de Marseille, Toulouse ou Perpignan le développement de formes migratoires nouvelles, cosmopolites et internationales, reposant sur le « savoir circuler », ou plus exactement sur le « savoir faire circuler des marchandises, à travers plusieurs pays, dans des contextes réglementaires variés ». Leur organisation est fondée sur la parole donnée, l’arbitrage revient au « notaires informels », reconnus et respectés dans la communauté. Connaissance des sources d’approvisionnement avantageuses, connaissance des marchés intéressés par leur écoulement, contacts nombreux et discrets dans les pays concernés, capacité à franchir les frontières sans acquitter les taxes, sont les qualités développées par ces nouveaux nomades qui ne conçoivent leurs lieux de migration que comme des « territoires circulatoires » et conservent une relation économique forte avec leur territoire d’origine.
Ces réseaux informels prospèrent sur les écarts de richesses entre l’Europe et l’Afrique, d’où leur nom, donné par Tarrius d’après un article de Portès [1991], de « mondialisation par le bas ». Mais ce terme fort ne doit pas masquer la réalité : d’une part, cette mondialisation, fondée sur le contraste pays riches-pays pauvre, n’est pas un pis aller : des richesses sont générées par ces trafics. En 1987, les quelques 350 petits bazars du quartier de Belzunce à Marseille, brassaient un chiffre d’affaire estimé par la Caisse des Dépôts et Consignation à 3 milliards de francs [Tarrius, 2002, 16], en 1993, 190 000 personnes marocaines ou d’origine marocaine domiciliées dans le sud de la France dégageaient de cette activité des revenus suffisants pour investir dans des micro activités au Maroc [Tarrius, 2002, 17]. D’autre part, le caractère mafieux, la face noire de certains réseaux informels qui, au delà du trafic d’appareils électro-ménagers, de tapis ou de pièces détachées, entretiennent les réseaux de prostitution, les trafics de drogues, le transport, dans des conditions inhumaines, des « migrants de pauvreté », contribue à diaboliser l’activité des nouveaux nomades. Difficile de faire la part de ces pratiques néfastes et extrêmes, et d’examiner les simples transporteurs de marchandises pour ce qu’ils sont : des commerçants, certes illégaux, mais inventifs et ingénieux, doués d’un sens de l’internationalité original, ayant su tirer parti de leur éparpillement territorial, de leur solidarité et des failles des systèmes douaniers européens.
« Que
son action se déploie « par le bas » ne signifie nullement qu’elle
soit insignifiante. Elle suggère l’existence d’une autre mondialisation :
non pas celle des capitaux et des technologies, mais une mondialisation où le
déploiement de puissantes solidarités suscite de nouveaux rapports sociaux. Ces
nouveaux mondes de la migration produisent du « mixte », du mélange,
une singulière aptitude aussi à être simultanément d’ici et de là-bas. Ils
renouvellent les cosmopolitismes là où l’Etat, féroce gardien des sédentarités
citoyennes, ne les attend pas : dans des territoires qui lui échappent et
qu’il ne sait pas gérer. » [Tarrius, 2002, 157]
L’originalité
de ces formes de commerce réside d’abord dans la personnalité des promoteurs de
ces échanges migrants/pays d’origine. Marchands de cartes prépayées, petits
patrons de téléboutiques, collecteurs et exportateurs de matériel de
télécommunications partagent le plus souvent les caractéristiques identitaires
de leurs clients du Sud ; l’Occident intervient dans l’opération comme
faciliteur involontaire, un support à une activité qui ne le concerne pas
directement. Le terme « mondialisation par le bas » qui désigne
parfois cette activité ne rend que peu justice à l’ingéniosité et au
savoir-faire de ses acteurs, car les qualités sur lesquelles se construisent
ces activités marchandes reposent sur la connaissance de deux territoires (au
moins), l’identification des ressources et besoins respectifs, et la capacité à
mettre en œuvre le transfert des ressources vers les besoins, dans des
conditions économiques permettant d’engranger un bénéfice. Le « capital »
de l’entreprise se dégage donc des facteur suivants ;
Les qualités développées par ces entrepreneurs sont alors les suivantes :
· Savoir réduire les coûts (en faisant appel au besoin, à la fraude ou au travail familial).
Ces activités commerciales typiques de la multiterritorialité, n’auraient pas vu le jour sans les TIC : « l’entrepreneuriat transnational « d’en bas » bénéficie des mêmes innovations techniques dans les communications et les transports à l’origine des restructurations industrielles à grande échelle. Une classe d’entrepreneurs transnationaux issus de l’immigration, qui font la navette entre les pays et maintiennent des contacts quotidiens avec l’étranger, ne pourraient pas exister sans ces nouvelles technologies et sans les possibilités et les réductions des coûts qu’elles permettent. [Portes, 1999, 18].
Les technologies de communication ne sont pas étrangères à ces réseaux nomades qu’elles ont, comme les réseaux de transport, contribué à produire. Car le nomadisme repose sur la capacité à être simultanément d’ici et de là bas, étrange situation, que le téléphone majoritairement, l’internet peut-être, rendent supportable.
La définition des formes modernes d’ immigrations, dans leurs définitions territoriale et entrepreneuriales, permettent donc de comprendre le contexte économique dans lequel s’épanouissent les dispositifs de communication, ces derniers prenant place, à côté des moyens de transport comme élément de structuration économique de la diaspora.
Les multiples téléboutiques et cyber téléboutiques de Château-Rouge illustrent la problématique local/distant, dont est empreinte la communication des migrants : ces boutiques équipées de téléphones, fax, et de points d’accès à internet, prennent explicitement pour modèle leurs homologues africaines dont elles reproduisent les façades, le mobilier et la logique commerciale, conformes en cela aux commerces de reconstruction symbolique du territoire. Mais parmi les nombreuses questions économiques, politiques, culturelles et sociales que le développement des télécommunications pose à l’Afrique, ces téléboutiques, créées en pleine déconfiture de l’économie du net quelques mois après leur apparition à Dakar ou à Tunis, montrent la force du besoin de communication point à point des migrants capable de créer une activité commerciale prospère sur une dynamique africaine. Car sans le développement exceptionnel des télé et cyberboutiques dans la plupart des pays africains, leurs homologues n’auraient jamais vu le jour en territoire français.
Les télécommunications des zones d’immigration ne peuvent donc être complètement comprises si l’on ne prend en compte les caractéristiques des télécommunications des pays d’origines de leurs habitants. L’inverse est également vrai. Car ce sont des influences réciproques qui s’exercent sur l’économie, l’équipement, les usages de ces zones, plus étroitement liées entre elles par le flux migratoires qu’elles ne l’imaginent.
La description par Cheikh Gueye [2002] de l’évolution rapide de Touba, la ville sanctuaire fondée par la confrérie Mouride du Sénégal, illustre particulièrement ces multiples influences. Touba connaît, depuis sa fondation en 1888, un développement urbain à la fois exceptionnel et volontariste. Ville symbole, lieu des retrouvailles annuelles, à l’époque du grand pèlerinage, des membres de la Confrérie dispersés en Afrique, Europe, et Etats-Unis, Touba est devenue la deuxième ville Sénégalaise et compte en 2002 environ 500 000 habitants. Depuis le milieu du XXème siècle, la confrérie Mouride connaît plusieurs vagues d’émigration massive qui lui ont permis de prendre pied dans les filières commerciales internationales. C’est une ville religieuse dirigée par un khalife selon les préceptes traditionnels et les règles sociales de l’Islam (tabac, alcool, jeu y sont notamment interdits). Malgré ce caractère traditionnel, l’origine majoritairement rurale de la population et le fort taux d’analphabétisme, Touba apparaît aujourd’hui comme une ville dédiée aux télécommunications. Radios, télévision, photographies, cassettes video jouent le rôle de porte-voix du khalife lors des moments forts du calendrier mouride, relaient les images du pèlerinage annuel et transmettent les collectes de fonds pour le financement de grands travaux.
Le développement des infrastructures de communication est un choix politique mais bénéficie de l’influence des anciens migrants installés à Touba, disposant de moyens financiers et porteurs du modèle de confort occidental. Désireux de conserver le contact avec les migrants de la communauté, ils créent une demande solvable en lignes téléphoniques qui ont conduit les grandes compagnies de télécommunications Sénégalaises à entamer des chantiers tout d’abord de rattrapage des infrastructures, puis d’anticipation du développement de la ville.
L’autre secteur sur lequel pèse l’influence des migrants à Touba est celui des biens d’équipement de télécommunication. 40 % des téléphones portables, sont, d’après Cheikh Gueye, ramenés par les migrants internationaux : cadeaux cédés par les parents et amis à l’issue d’un séjour ou matériels d’occasion importés puis reconditionnés, « tropicalisés », pour les usages africains dans de petits ateliers . Ce sont les téléphones à carte prépayée qui ont le plus de succès parce qu’ils peuvent fonctionner en réception seule sans bourse délier, car si ces logiques de télécommunications sont réciproques, elles ne sont cependant pas symétriques. Les appels internationaux, en effet, sont très majoritairement entrants selon un usage bien ancré : c’est le migrant qui appelle le pays pour prendre en charge les coûts de communication trop onéreux pour ses interlocuteurs.
La problématique économique de la taxe de répartition des appels internationaux, aujourd’hui contestée par les Etats-Unis [Deane, 2000], participe de cette relation d’interdépendance : selon les conventions internationales d’interconnexions le prix de la communication internationale perçu par l’opérateur du pays appelant est reversé en partie (généralement la moitié de la somme perçue) à l’opérateur du pays appelé pour compenser la prise en charge de l’appel sur ses réseaux. Comme les télécommunications internationales des pays en voie de développement est très majoritairement constituée d’appels entrants, cette taxe en devises fortes constitue un poste d’importation considérable qui finance les infrastructures de télécommunications des pays en voie de développement. Le graphique des taxes de répartitions versées par les Etats-Unis montre que ce reversement est fortement orienté vers les pays d’origine des migrants américains.
Source : site du courrier de l’Unesco http://www.unesco.org/courier/1998-11/fr/connex/txt1.htm
Mais
il serait inexact de réduire ces échanges à une seule dynamique Nord/Sud, car
le développement des pratiques des TIC dans les zones d’émigration de la
planète conduit aussi à la création d’activités commerciales dans les quartiers
ethniques occidentaux.
Ainsi,
une conséquence inattendue de l’asymétrie des flux de communication Nord/Sud,
est la multiplication des télécentres et des commerces de cartes prépayées dans
les quartiers d’immigration. On peut dire que cette activité vit grâce à cette
asymétrie et à la nécessité de réduire le poids des appels vers l’étranger pour
les migrants qui prennent souvent en charge le coût de l’appel.
Le
long du boulevard Barbès et dans les rues de Château-Rouge, les boutiques de
téléphone portables « cassent » les prix sur les « GSM
AFRIQUE » : pourquoi, en effet, acheter au prix fort, le téléphone
que l’on laissera aux mains de la famille, au prochain voyage ?
Enfin,
Téléboutiques et cyberboutiques dépendent de l’existence et de la pérennité de
leurs homologues du Sud : c’est ainsi que le cybercafé Vis @ Vis a dû
mettre temporairement fin à son activité de visio-conférence, lors de la
fermeture de son partenaire de Dakar, le Métissacana.
Cette
interdépendance des marchés rattache les « boutiques de
communication », à l’ « entrepreneuriat des deux rives »
décrit par l’APCE, même si les télé et cyber boutiques, commerces complexes,
ont aussi un rôle de proximité et d’animation de l’espace urbain. Ce
va-et-vient professionnel, plus cynique que nostalgique, confronte en
permanence le commerçant à une multiple représentation de son activité
d’entrepreneur et des technologies de communication, objet de son
activité : celle du pays d’accueil où est implantée la boutique, celle du
pays d’origine où s’est forgée sa personnalité, enfin celle liée à sa situation
de migrant, représentant de sa culture en un pays étranger. Lorsque le
commerçant est issu d’un pays connaissant des difficultés de développement, la
confrontation de ces symboles peut être difficile : nous avons vu comment
le cyber café d’Ababacar Diop s’est transformé en emblème
« S’imaginer
immortel grâce à l’usage de différents artefacts prêtant leur force, se
substituant au corps (…) c’est en effet arrêter le temps qui nous vieillit.
C’est aussi planer au-dessus de la fragilité humaine, afin de croire s’en
protéger en l’ignorant. Le problème est qu’un jour la fragilité se manifeste et
rappelle terriblement le caractère mortel des humains. [Descolonges, 2002, 194] .
L’ « extase
machinique », l’androïde et la toile mondiale sont trois figures de ce
mythe d’immortalité.
L’extase
machinique naît de l’idée traditionnelle que la machine peut protéger l’homme
et que dans un corps à corps fusionnel, l’homme peut puiser dans la machine une
force et des vertus surhumaines. L’idée centrale est celle d’une supériorité
sur les autres hommes acquise grâce à la pratique machinique. Le fonctionnement
de la communauté des Hackers montre le prix à payer pour ce corps à
corps : long temps passé à manipuler les ordinateurs et les réseaux,
création d’identités virtuelles (pseudo), constitution de groupes d’échanges
autour de valeurs marginales, parfois délinquantes, liées à la pratique de l’informatique.
L’individu se pense progressivement comme machine.
Le
World Wide Web a été conçu pour résister à la destruction en régénérant ses
interconnexions lorsqu’une des composantes se trouve altérée, l’éternité est
donc là aussi à l’origine du phénomène. D’autres rêves se sont rapidement
greffés sur cette base, car à quoi sert d’être éternel si l’on ne construit de
grandes choses ? A l’image de puissance militaire de l’Arpanet ont succédé
les promesses de communication universelle, d’intelligence collective, de
jeunesse, d’accès au savoir pour tous. « l’ordinateur manipulé par des
enfants donne accès à la maîtrise du monde. Autrement dit, son utilisation
équivaut à une pratique magique, dont l’efficacité se mesure à la protection
assurée contre l’obsolescence. » [Descolonges, 2002, 190].
Extrême,
dans le comportement des hackeurs, l’extase machinique prend des formes plus
quotidiennes lorsqu’il s’agit de vendre des outils de communication aux
particuliers. Le sociologue Francis Jauréguiberry constate que les publicités
de téléphones mobiles ont initié le marché en suggérant l’image d’un
utilisateur de mobile, élitiste, dynamique et performant.
« Dans
un environnement où la vitesse, l’urgence et l’éphémère étaient décrits comme
des principes positifs de l’action, le « branché » était toujours
agile et dynamique, rapide et efficace, et transformait, grâce à son portable,
les possibilités en potentialités et les occasions en atouts. »
[Jauréguiberry, 2003,16].
Puis,
poursuit-il, l’utilisation du portable gagnant le plus grand nombre, l’argument
de la puissance élitiste laisse peu à peu la place à celui de la
légèreté :
« Délaissant
la mise en scène du caractère élitiste et distinguant du portable, les
campagnes publicitaires se sont alors mises à représenter le branché dans sa
nouvelle capacité d’envol. Des montages photographiques ou vidéo le montraient
sur deux lieux à la fois. Le rêve d’Icare et le désir d’ubiquité semblent s’y
réaliser simultanément. » [Jauréguiberry, 2003,18]
Dans
la zone standardisée/traditionnelle de Clignancourt et, plus rarement, dans la
zone standardisée/discount de Barbès, les enseignes représentent des téléphones
portables géants, de la taille d’un homme, et des satellites en orbite [Annexe
IV-4 n°54-55-56-57], les téléphones mobile s’alignent dans leurs écrins bien en
évidence dans les vitrines, c’est l’électronique, moderne, performante, qui
fait vendre la communication, et la boutique s’affiche comme « centre
de conseil », « centre de communication » et non
comme lieu de vente. [Annexe IV-4 n°52-57].
Dans
la zone standardisée, toujours, l’usage des technologies de communication
s’érige en mode de vie : « Pour une meilleure vie mobile »,
« vivre mobile » proclament certaines enseignes [Annexe IV-4
n°52-55] sous un logo représentant un personnage bondissant bras et jambes
écartés, symbole de l’homme libéré par la technique, autre thème récurent
relevé par Scardigli. On cherche en vain les échos de ces discours dans la zone
ethnique et les zones frontières : les néo nomades ne revendiquent pas la
mobilité.
La
dévoration qui est au centre de la problématique des minorités culturelles
(comment entrer dans le processus d’assimilation tout en conservant son
identité culturelle) rencontre la problématique de la fracture numérique
Nord-Sud : entreprenant son interconnexion avec quelques années de retard
sur l’Occident, le Sud (nous prendrons ici quelques exemples africains) se
trouve confronté à une toile mondiale déjà structurée autour de valeurs
occidentales. La question de l’accès technologique et économique au réseau
Internet, s’enrichit alors de la question de l’appropriation culturelle et
sociale des TIC pour satisfaire ses propres besoins et non pas seulement entrer
dans un univers technologique globalisant.
Technologie
de lien, les réseaux numériques sont porteurs de promesses de relations
humaines harmonieuses : des communautés se constituent, au sein desquelles
les membres cooptés échangent des savoirs et dressent les bases d’une
encyclopédie enfin accessible à tous. Le monde devient plus petit, les autres
nous sont plus proches, surtout ceux que l’on a choisis et qui nous ont
choisis.
Mais
la « toile d’araignée » est aussi « un merveilleux lacis
gluant, destiné à capturer des proies. »[Descolonges, 2000, 187] La
communauté, trop fusionnelle, élude le frontière entre le je et le nous,
conduisant à la perte des différences, l’universel et le collectif deviennent
source d’angoisse. Car la communauté est dévorante parce qu’elle est la
communauté : nombreuse, proche, structurée autour d’une identité commune.
Or, nous dit Michèle Descolonges, « la dévoration détruit avant
tout les proches – les enfants et la parenté, et dans les contes ce sont bien
la mère et le père qui sont réputés dévorants, signifiant leur proximité avec
ceux qu’ils dévorent. » [2000, 205].
La
communauté de l’internet, par le principe d’égalité, d’identité entre ses
membres qu’elle suppose, est dangereuse pour l’individu qu’elle menace dans ses
désirs d’autonomie et de puissance. Elle est donc doublement dangereuse :
si l’on se soumet sans réserve à sa règle, l’on court le risque de devenir
interchangeable comme les clônes du monde parfait d’Huxley ; si l’on s’y
oppose, c’est l’exclusion, le rejet dans le monde des « autres ».
D’un côté le village global offre sa face rassurante, ses communautés d’idées
ou de pratiques, le savoir universel, partagé, co-construit, l’information
abondante et facile ; de l’autre, la face grimaçante : la pensée
unique filtrée par les moteurs de recherche[5],
la désinformation orchestrée, les spams étouffants. Comment résister à la
dévoration communautaire sans risquer de glisser dans le camp des exclus, le
mauvais côté du fossé numérique ? Il ne reste qu’à osciller entre ces deux
pôles, jusqu’au vertige .
Le
vertige se manifeste par des formes de « zapping communautaire »,
sursauts de protection individuelle. L’avatar dont se revêt le joueur en
réseau, la pratique du pseudonyme, qui, en franchissant plusieurs technologies,
est devenue un élément classique de la communication en réseaux, le numéro de
téléphone, à l’abri de la « liste rouge », illustrent ce besoin d’une
protection pour affronter la communauté et mieux s’en prémunir. « Je joue
le jeu de la communauté », signifient-ils, « j’en adopte les codes,
le langage, les modes de pensée, mais à l’abri du masque, j’arrête quand je
veux. ».
L’angoisse de la dévoration n’est pas réservée au seul individu, « les conceptions de la vie collective et des modes de gouvernement (de la politique) sont tissées par les symboles et les angoisses.[Descolonges, 2000, 206]. Les relations internationales se construisent aussi sur des fantasmes et des angoisses. L’évolution du concept de fracture numérique Nord Sud, entre la toute fin du XXème Siècle est le début du XXIème siècle, montre que les débats politiques internationaux se prêtent à cette lecture et suivent les étapes de l’appropriation des technologies dessinées par Laulan et Scardigli.
« Entre le Nord et le Sud de la planète, les
inégalités vont disparaître aussi magiquement que les inégalités sociales au
sein de notre pays. Le Tiers-Monde souffrait d’un handicap à la fois économique
et éducatif : sans argent et sans instruction, il ne pouvait que prendre
un retard croissant par rapport aux pays riches, s’épuiser à vouloir nous
rattraper en recommençant à suivre toutes les étapes du modèle de développement
que nous avons suivi depuis deux cents ans.
Et voici que tout change. Il n’est plus besoin de lourdes infrastructures de production sidérurgique, ni de pétrole : l’électronique se produit à peu de frais. « [Scardigli, 1992, 70]
Ainsi Victor Scardigli définit-il le septième miracle technologique, celui du rattrapage économique du Nord par le Sud.
Ce thème relayé par Jacques Bonjawo, ingénieur informaticien camerounais, « Senior manager à Microsoft », sous le vocable « une chance pour l’Afrique » [Bonjawo, 2002], sous-tend les approches africaines de l’internet, et constitue le socle des discours politiques des dirigeants africains au sein des gouvernances internationales. Dans le discours du Président Wade défendant le principe d’ « un fonds de solidarité numérique Nord Sud » pour le financement de l’internet au Sud, l’internet constitue l’opportunité d’accéder à un bien universel dispensé sur les réseaux :
« les immenses richesse scientifiques et artistiques que la société des hommes accumule dans les bibliothèques depuis des milliers d’années pourront, grâce au numérique porteur de savoir, être partagées au Nord, comme au Sud. » [6]
Cette vision universaliste est reçue avec prudence par certains anthropologues africains, qui souhaitent redéfinir la notion de « partage », et lui donner une autre dimension que celle qu’elle comportait implicitement : celle d’un accès africain aux savoirs déjà constitués par l’Occident. Ils rappellent que la question de la quantité et de la caractéristiques des contenus africains sur le net, souvent négligée devant l’ampleur de la question des infrastructures, est une donnée essentielle de la réussite de l’accès du Sud aux réseaux numériques. Alain Kiyindou souligne que « mesurer la quantité de contenus africains produits en Afrique par des africains et destinés aux africains fournit un indicateur pertinent du mode d’appropriation de ces technologies. » [2003,3] et suppose que l’accès à une masse d’information peut-être un leurre si cette information ne concerne en rien l’internaute africain. Il remet donc en cause les méthodes de mesure de développement des technologies en terme de nombre de lignes ou d’accès, impuissantes à rendre compte des pratiques africaines (qui usent familialement ou collectivement des accès, et « rentabilisent » plus les lignes que les occidentaux) et dissimulant l’autre fracture, la « fracture par le contenu », que les solutions technologiques ne sauront jamais résoudre.
L’anthropologue Raphaël Ntambue Tshimbulu partage cette revendication des identités africaines comme antidote à la dévoration culturelle auxquelles les TIC contribuent malgré les promesses des discours :
« La mondialisation de l’économie, quant à elle, est un fait têtu auquel appartient l’Afrique. Dans cette étude, elle est entendue comme une idéologie de la « pensée unique » qui voit le salut de l’humanité, et donc de l’Afrique, dans l’exercice d’une politique économique unique caractérisée par la productivité, la compétitivité, le libre-échange, la rentabilité, l’insertion au marché international etc. Sous cet aspect, la mondialisation apparaît comme une promesse d’humanisation uniforme de l’homme ou de l’homogénéisation. Elle oblige à communiquer par les mêmes voies. Elle recrute par Internet et l’Internet, élément mondialisant et fédérateur est garanti par elle. » [Ntambue, 2001,223]
Selon lui, une herméneutique africaine peut seule contribuer à identifier les idéologies occidentales de l’internet et construire les idéologies africaines. Le concept d’ « info pauvreté », caractérisant ceux qui n’ont pas accès aux masses d’information véhiculées sur les réseaux et aux technologies fournissant ses accès, doit être relativisée car elle enferme l’Afrique dans une vision dévalorisée d’elle – même et la conduit à faire des choix défavorables, en acceptant les « technologies refroidies » de l’occident, non selon des critères stratégiques, mais parce qu’ils sont peu chers :
« il n’est ni luxueux, ni effet de mode, ni utopique que l’Afrique se dote d’une technologie de pointe, car la recherche à laquelle elle doit participer exige qu’elle confronte ses défis à la nouveauté ; d’ailleurs pourquoi doit-on attendre que les technologies soient dépassées pour croire qu’elles sont adaptées à l’Afrique ? » [Ntambue, 2001, 217]. »
A la dévoration culturelle s’ajoute la dévoration économique. Le prix à payer par l’Afrique pour l’accès aux « autoroutes de l’information », c’est à dire la déréglementation du secteur des télécommunications est qualifié par Dominique Desbois de « cheval de Troie » :
« De
fait, le prix à payer pour le développement des services à valeur ajoutée passe
par l'intégration de ces secteurs nationaux dans le giron des grands
opérateurs. Les États du Sud, le plus souvent lourdement endettés, sont
contraints de souscrire aux schémas préconisés par les experts de la Banque
mondiale : transformer leur administration des PTT en établissements publics,
puis dans une seconde étape procéder à sa privatisation afin de pouvoir établir
des entreprises de capital-risque avec les grands groupes de communication pour
exploiter les segments les plus prometteurs de leur marché national. » [Desbois,
2000,15]
Sylvestre Ouédraogo, animateur de l’association Burkinabée d’initiation aux TIC Yam Pukri[7], égrène dans un pamphlet plus comique que tragique, publié en marge du SMSI[8] de Genève en 2003, la litanie des griefs africains : machines et consommables trop chers que l’Afrique ne pourra pas fabriquer et inadaptés au climat et au mode de vie locaux, formation inexistante, coûts de communication prohibitifs, fuite en avant technique qui conduit à réinjecter sans cesse de l’argent dans les infrastructures et les équipements privés, incapacité aux TIC de répondre aux besoins fondamentaux des populations.
« Les donneurs de leçons, ce sont ceux qui restent
le plus souvent dans leurs salons feutrés et qui surfent sur le net à la
recherche de nouvelles idées.
L’idée, sitôt trouvée, est mise en pratique et sans
même consulter les pauvres bénéficiaires, ils viennent leur vendre leurs
approches à force d’argumentations.
Au besoin, ils les aident à acheter la première
fois ; il n’y a que le premier pas qui coûte. Comme, pour amorcer la
pompe, on injecte de l’eau dans ses tubulures :
Donner un
peu, en retirer beaucoup
Le plus souvent avec la bouche bien
« huileuse », ils font rêver les jeunes Africains transformés en
vrais cobayes.
Ces gens là ! Ils s’appellent parfois pompeusement
eux-mêmes : experts en n « tiques » pour l’Afrique. Mais
diable ! De qui ces tiques sucent-elles le sang ?
O, griot ! Aurais-tu le front de louer ces
apprentis sorciers ?
Ces apprentis en
e-magie,
Cette noire
magie de la
Moderne
e-sorcellerie blanche !“
L’ordinateur et le Djembé : Entre rêves et réalités
Paris : l’Harmattan, 2003, p.69
Ainsi
le terme de « fracture numérique » est désormais dépassé, car il
impose l’image d’un tout préexistant, brisé un jour, qu’il faut reconstruire.
Or le Nord et le Sud n’ont jamais formé un tout.
Le
terme de fossé numérique que l’on substitue parfois à celui de fracture est lui
aussi impropre, car il porte l’idée que cet espace séparateur doit être franchi
par le Sud pour rattraper le modèle occidental. Le modèle du serpent numérique,
évoqué par le président Wade, pose quant à lui le problématique du mode
d’évaluation du stade de numérisation : ce serpent ne peut rendre compte
des différences Nord/Sud que si l’on convient de normes communes d’évaluations,
et non des seuls critères des pays occidentaux. Les bornes supérieures et
inférieures entre lesquelles serpente la courbe d’évaluation conservent l’idée
d’un rattrapage de l’occident.
C’est donc le principe tout entier du rattrapage de l’occident qui est aujourd’hui remis en question à la lumière du déploiement des infrastructures de communication en Afrique.
Les positions intellectuelles africaines que nous venons d’évoquer doivent nous guider dans l’interprétation des téléboutiques de Château-Rouge, non parce qu’elles sont assumées en l’état par les petits entrepreneurs migrants - car la situation du migrant n’est pas celle de l’africain du continent et l’opinion du commerçant ne rencontre pas exactement celle de l’universitaire, mais parce qu’elles révèlent l’état d’esprit dans lequel sont abordées les TIC et qu’elles nous alertent sur les erreurs de paradigmes auxquelles nous expose la tradition de domination économique et technologique occidentale. Il n’y a pas de représentation universelle des TIC, pas de rêves et fantasmes mondiaux des technologies, mais des variations culturelles des imaginaires technologiques fondamentaux.
Si les téléboutiques ne sont pas le lieu où se conçoivent les projets et débats politiques des migrants, elles sont néanmoins le reflet d’une idéologie, car la maîtrise des technologies est un facteur de puissance et de considération sur la scène internationale. Mais si la revendication des africains prend une forme nationale ou panafricaine au sein des gouvernances, qu’en est-il de leurs ressortissants émigrés? Ces derniers partagent avec les peuples du Sud le souci d’éviter le regard empreint de condescendance ou de compassion que l’occident leur réserve trop souvent, mais leur situation est cependant profondément différente :
- Résidents d’un territoire occidental, ils ne sont pas soumis aux mêmes pénuries que leurs compatriotes. Ils échappent ainsi aux causes de retard identifiées dans les pays du Sud[9], liées aux infrastructures techniques et au niveau d’équipement, à l’économie et à la politique.
- En revanche, fortement liés culturellement à leur pays d’origine, ils restent néanmoins, dans une certaine mesure, soumis aux contraintes culturelles de leur pays d’origine (niveau d’éducation, langue, croyances).
- Selon Dominique Schnapper « il ne faut jamais oublier que - sauf dans le cas des exilés politiques – les immigrés sont en général plus jeunes, mieux formés et plus souvent d’origine urbaine que l’ensemble de la population dont ils sont issus. » [ Schnapper, 1992,191]. Les migrants économiques de première génération présentent donc des aptitudes réelles à l’adoption de nouvelles technologies et, dans le cas des TIC, ces aptitudes se doublent d’une forte motivation liée à la distance avec le pays d’origine.
- Le statut de migrant ne leur permet pas, contrairement à leurs compatriotes, de bénéficier d’une représentation légale et de défendre officiellement leurs positions au sein des gouvernances.
La
création d’une boutique de communication par un migrant résulte donc de la
négociation entre les représentations des technologies et de l’entrepreneuriat
existant dans le pays d’origine, celles acquises dans le pays d’accueil et
celles résultant de la confrontation de ces deux modèles. Ces dernières
constituent la qualité spécifique du migrant : la capacité à élaborer un
modèle critique issu de la comparaison deux modes de vie différents.
Les
témoignages de Mohammed C (français d’origine tunisienne, 49 ans) et Abdel A
(marocain, 27 ans) [Annexe VI], ne peuvent prétendre représenter tous les
entrepreneurs du quartier, mais permettent d’aborder l’état d’esprit des
commerçants face aux activités liées aux TIC . Tous deux ont créé un ou
plusieurs commerces dans la zone ethnique ou ethno-discount et tous deux ont
envisagé la création d’une boutique de communication ou d’une activité liée aux
TIC, entre 2000 et 2002. Que ni l’un ni l’autre n’ait pour des raisons diverses
concrétisé ce projet n’a rien d’étonnant : l’un et l’autre fourmillent
d’idées d’ « affaires » dont ils évaluent constamment la
rentabilité, mais dont un infime pourcentage seulement deviendra réalité.
Abdel
A. est titulaire d’un BTS de dessinateur industriel, profession qu’il n’a
jamais exercée car « quand tu vas faire le tour, ça paye vraiment pas ».
A 23 ans, avec une caution parentale, il crée son premier commerce
d’alimentation générale ouvert la nuit, bientôt suivi d’un second, confié à son
petit frère, puis d’un petit immeuble de rapport.
Trois
jours après l’ouverture du cybercafé Happy Call de la rue Labat, situé à une
centaine de mètres de sa boutique, Abdel a déjà questionné le gérant et évalué
les coûts d’investissements, mais il ne donne pas suite au projet qu’il juge
peu rentable, car la concentration de téléboutiques lui semble déjà trop
importante, et par ailleurs, il ne croit pas que la clientèle du quartier soit
intéressée par l’internet. Ses projets s’orientent par la suite vers le rachat
d’un bar-tabac, puis d’un hôtel, projets qui ne se concrétisent pas non plus.
Mohammed
C. a appris la mécanique à Cairouan, sa ville natale. Arrivé à 20 ans à Paris,
il crée sa première entreprise en 1977 parce qu’il ne trouvait pas de travail.
Il exerce successivement les activités de marchand ambulant en bonneterie,
propriétaire gérant de café, maître d’hôtel, avant de créer en 1985 sa première
laverie libre service. En 2000 il possède deux laveries libre services et un
service de repassage dans la zone ethnique. Il s’intéresse à l’internet après
avoir vu une émission de télévision sur les start-up[10].
Il achète alors un micro ordinateur d’occasion auquel il tente de s’initier
avec l’aide de ses connaissances du quartier. En 2001, il s’intéresse de près
aux premières créations de boutiques multiservices, étudie les tarifications
affichées et fait effectuer plusieurs devis. Mais il ne concrétise pas son
projet pour des raisons personnelles.
Quoique
d’âges et de caractères différents Abdel et Mohammed présentent des approches
communes :
- Un opportunisme qui les conduit à
considérer leur activité d’entrepreneur indépendamment du secteur dans lequel
elle s’exerce, parfois parce qu’ils n’ont pas pu réaliser l’activité qui leur
tenait à coeur. Avoir une activité professionnelle, en retirer de bons revenus
et un statut social, sont leur motivations, même si Abdel regrette que
l’épicerie ne soit pas une activité valorisante. Ils n’hésitent donc pas à
envisager des activités très différentes, mais toujours avec un statut de
patron. L’intérêt pour les TIC est donc un intérêt de circonstance leur
permettant d’assurer leur position sociale.
« Au départ je voulais beaucoup d’argent, pour vivre
mieux, maintenant, en regardant autour de moi, je pense plus du tout à
l’argent. Avoir une activité, avoir un statut, pouvoir en vivre »[Abdel].
« Aujourd’hui
j’ai plus l’ambition avec l’argent. Au départ c’était un grand restaurant avec
beaucoup de personnel ».[Mohammed].
-
Une perméabilité au contexte de netéconomie, (omniprésent dans les
médias en 2000, rappelons – le) et aux images entrepreneuriales relayées par
les médias, quoique avec des opinions différentes. Abdel est très méfiant
vis-à-vis du modèle économique des start-up, trop éloigné de la stricte gestion
de la trésorerie à laquelle il attribue le succès de son entreprise.
« J‘ai
un ami qui en a créé une (…) il s’attribue 100 000F tout de suite, le premier
trimestre. Il sait que ça va pas aller loin, les gens qui font ça, c’est de
l’inconscience. »[Abdel].
Mohammed
est plus manifestement sensible au traitement médiatique de la start-up et plus
généralement aux icônes de la réussite entrepreneuriale qui ont contribué à sa
propre vocation d’entrepreneur.
« Il y a Bernard Tapie, c’est comme…c’est un modèle.
Non, j’aimerais bien… mais, il a quand même du courage avec tout ce qu’il a
fait. » [Mohammed].
Il
s’identifie sans peine, malgré la différence d’âge, aux créateurs de
« jeunes pousses » interviewés à la télévision, allant jusqu’à
analyser leur démarche et retient du message télévisuel la promesse d’une
croissance rapide à partir d’un investissement minime, tout en sous-estimant
les compétences techniques et les montages financiers requis.
« Il
y a une dame qui est passée à la télé, elle commence petite avec 50 000 F, elle
vendait des CD moins cher, 10 F mettons. Un disque de Johnny, il fait 100F,
vous le mettez 90F, les gens ils vont venir. Elle commence comme ça, maintenant
elle gère un truc de 2 millions de francs et elle va augmenter encore. Elle a
commencé par internet. Ca c’est bon comme euh.. c’est astucieux »
[Mohammed].
-
Un démarche fondée sur l’imitation et l’observation. Mohammed et Abdel
sont des suiveurs qui, lorsqu’une nouvelle activité s’implante dans le
quartier, collectent des données auprès du nouvel arrivant (parfois avec des
méthodes dignes d’une « guerre économique » ), puis trient et
recoupent les informations en faisant appel aux partenaires institutionnels
(CCI, Douanes..) et aux fournisseurs de produits et services.
« Ou
alors, tu vois une bonne affaire, qui tourne, une très bonne affaire. Pour
savoir si c’est une bonne affaire, tu attends les poubelles, tu vois la
quantité, les cartons. Donc, c’est que le débit suit derrière…tu regardes juste
l’emballage. Tant d’emballage, tant d’objets. »
« Ou tu vas voir quelqu’un qui est plus âgé, qui a un
commerce tout simplement parce que c’est la même base, tu demandes. Maintenant,
moi, on vient me demander. »
[Abdel].
Cette
méthode, acquise lorsqu’ils n’avaient pas beaucoup d’argent, leur permet de
limiter les risques en se donnant le temps de la réflexion, mais elle comporte
quelques inconvénients : le choix d’un emplacement dans une zone très
passante est primordial pour les « boutiques de communication », et
les meilleurs emplacements ont été d’emblée investis par les plus audacieux.
D’autre part, pratiqué par de nombreux commerçants, le procédé conduit
inévitablement à une concentration de boutiques de même activité dans le
quartier, ce qui peut nuire à leur rentabilité. Mais, la concentration peut aussi
jouer en faveur des commerçants, car lorsque la spécialisation commerciale du
quartier est notoirement établie, elle attire par bouche à oreille, un public
venu de plus loin : c’est ainsi que l’on vient de tout Paris à
Château-Rouge pour acheter les cartes téléphoniques africaines, car on est sûr
d’y trouver toutes les destinations.
-
Une logique du « moindre investissement », qui les conduit à
faire appel à la récupération, aux « coups de main des copains », et
à négliger tout investissement dans la formation. Cette absence d’apprentissage
structuré, est compensée par une curiosité sans cesse en éveil, pour acquérir
gratuitement les savoirs et savoir-faire de l’activité.
« Ce
qu’il y a bien en France, c’est que la moindre erreur tu la payes, alors tu apprends
automatiquement. Je suis allé aux impôts et on te reçoit bien . Partout, tu vas
aux douanes, les Chambres de Commerce, il envoient un bouquin, il faut jamais
rien jeter. » [Abdel].
« Quand
j’avais une petite panne, je prenais quelqu’un et j’ai appris en regardant,
parce que c’est pas donné. » [Mohammed].
Le
bon sens de Mohammed aurait pu faire merveille lorsqu’il tentait d’élaborer son
activité internet en lui permettant d’éviter spontanément certains pièges dans
lesquels sont tombées nombre de start-up, plus émerveillées par la technologie
que conscientes des réalités de la gestion :
« On peut faire autre chose par
Internet. Par exemple le vin. Vous pouvez pas envoyer une caisse de vin par la
poste. Les livreurs ça coûte cher, plus cher que la poste. Alors que des
disques, un petit paquet, quatre-cinq disques enveloppés bien, même dix-vingt,
ça peut par la poste. Ca coûte moins cher. » [ Mohammed].
Lorsqu’il
a songé à créer sa « start-up », Mohammed a naturellement employé les
procédés qui avaient fait leurs preuves lors de la création de sa
laverie : utilisation de matériel de deuxième main et apprentissage
« sur le tas ». Mais l’ordinateur d’occasion s’est montré plus
difficile à maîtriser qu’une machine à laver, trop ancien pour supporter les
logiciels récents, il affichait des messages d’erreur têtus qui résistaient à
l’astuce et au bon sens. Les savoirs de base de la netéconomie, le
développement de site web, les notions de dépôt de nom de domaine ou de
paiement en ligne se sont avérés trop abstraits pour être acquis sans formation
. Cela a certainement joué dans l’abandon du projet.
Recourir
à l’exemple et aux conseils des anciens comme l’a fait Abdel et comme Mohammed
l’a lui-même pratiqué lors de la création de sa première laverie, est impossible :
aucun « ancien » de son entourage ne pratique l’internet.
On
assiste donc à un hiatus entre les contraintes de l’économie numérique et les
qualités acquises dans des activités traditionnelles. L’ordinateur est une
boîte noire que le bon sens ne suffit pas à prendre en main. L’expérience et
l’astuces se révèlent inutiles, les processus éprouvés d’acquisition des
compétences inadaptés. Les plus jeunes, diplômés, mieux formés et familiers de
l’informatique ont plus de chances de réussir et monnaieront leurs compétences
sous forme de prestations d’installation, les autres doivent faire appel à du
personnel compétent ou aux services clé en main et aux contrats de maintenance
des grands opérateurs, renonçant ainsi à leurs principes d’économie. Le projet
de Mohammed renaît donc un an plus tard, début 2002, sous la forme d’un projet
de téléboutique [Annexe VI-4]. Les devis réalisés intègrent des prestations
d’installation et de maintenance des logiciels informatiques et des connexions
réseau, mais le coût de l’ensemble nécessite un trop grand nombre de cabines
pour être amorti, la boutique de Mohammed est trop petite, ce nouveau projet
est abandonné.
[1] Création d’entreprise par les entrepreneurs issus de l’immigration : l’exemple des entrepreneurs d’origines maghrébines/APCE ; MRH . Agence pour la Création d’Entreprise (APCE), Avril 2002 (Focus).- http://www.apce.com/index.php?rubrique_id=264&type_page=I
[2] L’étude inclut les créateurs étrangers, les créateurs français par acquisition et les créateurs français d’origine étrangère. Elle précise néanmoins que les chiffres sont relativement sous évalués car il n’est pas possible d’identifier les entrepreneurs français, nés en France de parents immigrés. Estimer à 10% le nombre de créateurs issus de l’immigration semble réaliste.
[3] Moins coûteux lors de la création que le statut de SARL, le statut en nom propre est aussi plus dangereux, en cas de faillite, car il ne distingue pas les biens professionnels des biens privés du créateur.
[4] De 1985 à 1990, à Paris, dans un contexte de disparition du petit commerce de détail, le commerce asiatique croît de 58% .[Ma Mung, 2000,.119]
[5] Le monde selon Google/Pierre Lazuly.-Le Monde Diplomatique, Octobre 2003, pp. 28-29
[6] table ronde préparatoire au Sommet Mondial sur la Société de l’Information : Genève : 17-18 Février 2003. Publié sous le titre « Fossé numérique et solidarité numérique » Le monde, 7 mars 2003.
[8] Sommet Mondial de la Société de l’Information
[9]
Raphaël Ntambue [2001, 11] liste 27 causes de retard africain à l’adoption des
TIC :
6 sont liées aux infrastructures et à l’équipement (état de réseaux électriques, taux d’équipement en
ordinateurs …)
5 sont macro ou micro économiques (monoples des opérateurs historiques, coûts
des équipements et revenus des ménages…)
3 sont liées aux ressources humaines et à l’éducation
8 sont légales ou politiques (représentation dans la gouvernance, poids du
secteur public, projet politique fort)
1 climatique
4 sont socio culturelles (forte culture orale, contenus inadaptés, poids des
croyances populaires).
[10] Emission Capital du 22 novembre 2000, sur M6.