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3.3 Les téléboutiques sont elles les nœuds locaux de la diaspora ?

 

La cohabitation, dans un quartier pluri-ethnique prend parfois la forme d’un angoisse réciproque de dévoration. La communauté autochtone ou d’une immigration plus ancienne, contrainte par ses faibles revenus à demeurer dans les quartiers investis par de nouveaux migrants, redoute d’être assimilés à ces nouveaux venus. Il est frappant qu’à Château-Rouge, en 2001, le mécontentement des riverains du marché africain se soit centré sur les commerces alimentaires de la manière parfois la plus folle : disparition des boucheries traditionnelles au profit des boucheries Hallal, découverte de viande avariée dans les restaurants africains, monceaux d’immondices et de déchets alimentaires jonchant les rues, autant de plaintes relayées par les journaux. Les riverains se sentaient, affamés, empoisonnés, « bouffés » par les commerces migrants.

 

En retour, pour le migrant, le phénomène d’assimilation peut s’avérer inquiétant et d’autant plus angoissant que la communauté d’accueil s’affirme intégrante, englobante et nivelante. De multiples rites ou mythes spécifiquement migrants cherchent à retarder ou adoucir le moment de la fusion culturelle :

 

Le mythe de l’éternel retour : contre toute évidence, et malgré une longue vie dans le pays d’accueil, le migrant affirme sa volonté, toujours repoussée de retourner plus tard dans son pays.

 

La pratique du va et vient : le migrant effectue dans son village une série de voyages mettant ainsi en contact deux régions du mondes étrangères l’une à l’autre. La régularité de ces voyages (par exemple en fonction du calendrier scolaire du pays d’accueil), conduit à la réorganisation du calendrier des fêtes et cérémonies privées ou religieuses du village en fonction des séjours des migrants [Charbit, Hily et Poinard, 1997,127].

 

La communauté médiatisée : Le migrant utilise médias et TIC pour conserver le contact avec le pays d’origine mais aussi avec les migrants de même origine résidant dans le même pays d’accueil ou dans d’autres régions du monde. Ce phénomène sur lequel repose le marché des médias diasporiques conduit à développer l’idée inverse, de plus en plus forte depuis les années 1990, que les médias et les TIC peuvent maintenir à distance des liens culturels, des valeurs et des intérêts communs dans les diasporas.

 

La fréquentation de lieux de repli identitaires : commerces, centres culturels, lieux où le territoire quitté est simulé, refabriqué. Dans ces lieux l’appartenance culturelle est revendiquée et mise en scène aux yeux des populations d’accueil sous forme de processions ou de fêtes.

 

La réalité de Château-Rouge se montre à cet égard très nuancée. Car si nous avons constaté que l’appel à la famille était pratiqué dans les téléboutiques, nous avons également remarqué que les références nostalgiques émanaient des regards occidentaux, comme une projection compassionnelle, mais étaient peu présentes dans le discours marchand émis par les commerçants eux-mêmes, ces derniers préférant s’afficher comme un outil de liaison internationale. Il faut donc reconnaître que la communication des migrants au sein des boutiques de communication répond à des besoins divers et se prête à plusieurs interprétations :

 

- Une communication intime et familiale, sur un mode nostalgique, utilisant et combinant tous les moyens de communication disponibles afin de « supprimer l’absence ». Il s’agit d’une forme de communication traditionnellement bien identifiée et conforme à la description qu’en a faite Sayad.

 

- La constitution d’un lieu d’altérité au sein du pays d’accueil, conforme au modèle d’hétérotopie de Foucault, c'est-à-dire un lieu de nulle part, ni ici ni là bas, point de passage entre deux états contradictoires.

 

- Un point nodal de la diaspora, un instrument parmi d’autres[1] concrétisant l’existence d’une communauté dispersée mais solidaire, et lui permettant de se constituer et de se maintenir. Il s’agit là d’un lien dénué de nostalgie, mais au contraire porteur de projets et constitutif de l’ « avantage territorial » de la dispersion.

 

Les usages des TIC par les migrants suivent donc plusieurs logiques qu’on doit se garder de confondre, particulièrement lorsque l’on cherche dans ces pratiques les indices d’un processus d’intégration. Car ce que montrent les travaux que nous réunissons dans ce chapitre, c’est que la multiplication des liens d’appartenance transnationale ou d’attachement au pays d’origine, ne sont pas obligatoirement des facteurs de communautarisme et s’assortissent le plus souvent d’une réelle intégration dans la société d’accueil. De leur côté, les liens diasporiques se révèlent fragiles, car tissés d’un imaginaire commun, ils ont besoin pour subsister que cet imaginaire soit nourri. Les TIC et les média interviennent comme vecteurs de cet imaginaire, mais le ciment fondamental de la diaspora réside dans le sentiment d’un destin commun contrarié ou souffrant, d’un rejet par la société d’accueil, d’un danger collectif, véhiculé par ces vecteurs et qui conduit le migrant à doubler son investissement dans la société locale d’un investissement dans la diaspora, sous forme d’échanges économiques, d’envoi d’argent, de communauté culturelle et politique. Ce sentiment peut à tout moment s’atténuer ou être renouvelé au gré des événements géo-politiques auxquels est liée la diaspora, à l’existence de leaders charismatiques et au comportement des sociétés d’accueil. La quantité de communication consommée par une population migrante ne permet donc pas de conclure à l’existence d’un attachement diasporique, car la nostalgie, c’est à dire l’attachement au territoire et aux personnes quittées lié à la situation de passage que connaît le migrant et destiné à s’atténuer progressivement, conduit également à des pratiques de communication.

 

3.3.1 Entre universalité et différentialisme, l’enjeu de la question de la communication diasporique

 

Une diaspora voit le jour lorsqu’une population, à la suite d’une rupture collective (guerre, crise économique ou politique), essaime et installe plusieurs communautés dans divers point du globe. L’élément dramatique collectif est traditionnellement essentiel dans la définition de la diaspora, peuple victime. Pourtant, peu à peu, un glissement s’est opéré : « diaspora » est aujourd’hui employé pour désigner comme une métaphore, les expatriés, réfugiés politique, résidents à l’étranger, minorités ethniques et raciales [Cohen, 1999, 272]. L’accent est mis désormais sur les liens identitaires qui subsistent entre les populations dispersées, car pour exister la diaspora doit avoir conscience d’elle-même, de ce qui la différencie de la population du pays hôte et de ce qui relie ses membres dispersés : culture, langue, rites, religions, mythification du territoire originel et des causes du départ.

 

Elle se distingue par son caractère virtuel et dispersé de la communauté concrète qui consiste, au contraire, en un regroupement des représentants d’un même peuple dans un pays étranger, regroupement qui conduit ou non au communautarisme, c’est à dire à la revendication de droits et de statuts officiels pour gérer et défendre cette communauté.

Cependant diaspora et comunauté entretiennent des rapports étroits, car les difficultés ou danger rencontrés par la communauté dans le pays d’accueil peuvent conduire ses membres à rechercher dans la diaspora les solutions qu’ils ne trouvent pas localement, tandis que les interventions des membres influents de la diaspora, leaders économiques, politiques ou religieux, contribuent à souder, de l’extérieur, les relations communautaires en en rappelant les critères identitaires fondamentaux.

 

Mais il ne serait pas juste de réduire la diaspora à une relation entre migrants. La diaspora entretient des relations et semble-t-il de façon accrue en ce début de XXIème siècle, avec la nation source de l’émigration. La question de la diaspora, souvent évoquée d’un point de vue politique ou identitaire, n’est pas dénuée désormais d’intérêts économiques pour les dirigeants de certains pays.

Les chiffres des transferts d’argent des populations émigrées vers leur pays d’origine n’apparaissent pas dans les tableaux de commerce extérieur, il est donc difficile de se faire une idée précise du « poids » de la diaspora dans les balances extérieures des pays en développement. Quelques évaluations permettent néanmoins d’en cerner l’importance : les transferts de fonds privés de la diaspora représentent de 5 à 10 % du PIB du Sénégal, 10% du PIB du Cap-Vert et plus de 20 % des PNB du Mali, de l’Erythrée et du Yémen[2]. Le volume annuel de ces transferts d’argent familiaux est évalué à 70 billions de Dollars dont 60% bénéficient aux pays en voie de développement. Encore ce chiffre ne prend-il pas en compte les transferts informels, ce qui triplerait la somme[3].

Les ressortissants à l’étranger sont donc une ressource, mais une ressource fragile car dépendant des liens affectifs et culturels que ces migrants entretiennent avec leur pays d’origine. Aussi l’OIM (Office International des Migrations) encourage-t-il ces pays à monter des programmes de partenariat avec leur diaspora et, dans la mesure du possible, convertir ces transferts privés en investissements.

 

Le Maroc (le volume des transferts de fonds des RME[4] y est supérieur aux recettes du tourisme) est l’un des premiers pays a afficher clairement une politique en direction de sa diaspora. Il doit en effet négocier le cap délicat de la troisième génération d’émigrés à partir duquel les transferts de fonds et les achats immobiliers au Maroc, tendent à cesser[5]. Le projet officiel présente plusieurs mesures pour resserrer les liens distendus[6], notamment l’implication des RME dans la vie politique et économique du pays, l’organisation d’un réseau de soutien aux investissements des migrants, ainsi que l’élaboration d’un site internet et d’émissions de radio et télévision dédiées à la communauté marocaine à l’étranger.

On peut donc supposer qu’à l’exemple du Maroc, les pays sources des migrations multiplieront leurs efforts en direction de leur diaspora. Ces voix officielles qui parviendront aux migrants par les médias et les technologies de communication sont un élément supplémentaire à prendre en compte dans la problématique de l’intégration.

Le débat entre défenseurs de l’universalisme et partisans des pluralismes se complique alors d’une réflexion sur l’affaiblissement de l’Etat Nation dont le déclin pourrait être précipité par la mondialisation économique, les organisations internationales et les communautarismes.

 

La question du rôle joué par les TIC dans la prise de conscience identitaire des communautés prend donc tout son sens dans une France qui semble s’éveiller d’un long sommeil post colonial pour se découvrir peuplée d’individus aux origines diverses, revendiquant la reconnaissance de leurs valeurs et le droit de ne pas adhérer à un modèle laïque et républicain en perte de souffle vital.

 

 

3.3.1.1 La fin des races et la culture selon Levi-Strauss

 

 

A l’origine était le mythe du barbare ou du sauvage qu’il fût bon ou mauvais: l’autre (le non-grec, le non-occidental) était rejeté hors de la culture, hors de la cité, dans la nature. L’idée même de la diversité culturelle était refusée. Le discours prononcé par Levi-Strauss en 1952 à l’UNESCO est la réfutation de ce point de vue. Après la seconde guerre mondiale et l’horreur de l’extermination nazie, les avancées de la science et notamment la génétique ont permis de proclamer scientifiquement l’inexistence des races. Le postulat fondateur des théories racistes était réfuté. Restait à régler la question des cultures.

 

«Mais la simple proclamation de l’égalité naturelle entre tous les hommes et de la fraternité qui doit les unir, sans distinction de race ou de culture, a quelque chose de décevant pour l’esprit, parce qu’elle néglige une diversité de fait, qui s’impose à l’observation et dont il ne suffit pas de dire qu’elle n’affecte pas le fond du problème pour que l’on soit théoriquement et pratiquement autorisé à faire comme si elle n’existait pas. »[1952, 22]

 

La diversité des hommes étant une évidence, il fallait lui donner un sens. L’hypothèse d’une échelle vers la modernité, le progrès, l’âge adulte de l’humanité, sur les échelons de laquelle les peuples se seraient arrêtés à des degrés divers, certains à l’âge du fer, d’autres à l’âge de pierre, est repoussée par Lévi-Strauss comme un « maquillage scientifique », un « faux évolutionnisme », car l’occident qui observe et qui juge n’a que trop tendance à considérer comme plus aboutie toute civilisation dont les valeurs se rapprochent de la sienne.

La diversité selon Levi-Strauss évoque plutôt « le joueur, dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu’il les jette, les voit s’éparpiller sur le tapis amenant autant de comptes différents. » [1952, 38].

Ce qu’un peuple gagne sur un autre est relatif et compensé par ailleurs par des retards. Ce n’est que par hasard, encore, par une addition de faits favorables, que l’avancée d’un peuple sur les autres devient cumulative. Ainsi, chaque peuple, s’il ne peut comprendre la culture des autres, doit la respecter et la considérer avec gratitude et respect, car la diversité est une donnée essentielle de l’humanité.

 

Le respect et la préservation de ces différences culturelles (du « principe de différence » et non des manifestations historiques de ces différences «que chaque époque lui a donné et qu’aucune ne saurait perpétuer au delà d’elle-même » [1952, 85] ) doit être un préoccupation mondiale, d’autant plus délicate, que, pour progresser, les hommes doivent collaborer, et qu’au gré de cette collaboration vont peu à peu s’estomper les apports de la diversité qui « rendait leur collaboration féconde et nécessaire ».

La théorie de Lévi-Strauss repose donc sur un paradoxe : l’universalisme du principe de diversité positive et la concrète fragilité des diversités culturelles condamnées par une communication trop fusionnelle. Cela le conduit à conclure en 1983  « que les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles, indispensables entre les individus comme entre les groupes, s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité. » [ 1983, 47].

 

La crainte de Lévi Strauss, peut-être influencé par les théories génétiques, était donc de voir les cultures s’uniformiser sous l’effet de moyens de communication devenus trop efficaces, et la diversité vitale de l’espèce humaine disparaître. Combien lointaine nous paraît aujourd’hui cette inquiétude, tandis qu’Arjun Appadurai nous rappelle que les médias électroniques dont le développement à leurs premières années semblaient devoir répandre sur le globe la culture occidentale, lorsqu’ils se combinent avec les déplacement territoriaux, se transforment en procédés de constitution de bulles culturelles :

 

« Les déplacements de population suivent la même logique que la médiation électronique. L’histoire des migrations de masse (volontaires ou contraintes) est une donnée neuve de l’histoire humaine. Pourtant, si on les juxtapose au flux rapide des images, des scénarios et des sensations des mass médias, on obtient un nouvel ordre d’instabilité dans la création des subjectivités modernes. De même que les travailleurs immigrés turcs en Allemagne regardent des films turcs dans leurs appartements allemands, que les Coréens de Philadelphie regardent les jeux Olympiques qui ont eu lieu à Séoul en 1988 grâce aux réseaux satellites depuis la Corée, et que les chauffeurs de taxi pakistanais de Chicago écoutent les cassettes de prières enregistrées depuis les mosquées du Pakistan ou d’Iran, nous assistons à la rencontre entre le mouvement des images et des téléspectateurs déterritorialisés, c'est-à-dire à la constitution de diasporas de publics enfermés dans leur petite bulle – autant de phénomènes qui renversent les théories fondées sur la prééminence de l’Etat-nation, défini comme l’arbitre suprême des changements sociaux décisifs. » [2001(1996),29].

 

Il ne fait donc aucun doute pour Lévi-Strauss, comme pour Appadurai, même si l’évolution des médias à leurs époques respectives les conduit à des conclusions différentes, que le développement des modes de communication physiques ou virtuels modifie profondément l’équilibre des cultures. Au-delà de ce constat, le débat qui accompagne ce processus d’évolution des diasporas est le suivant et relève d’une gestion politique : quelle attitude les Etats doivent-ils adopter face aux diasporas ?

 

2.3.1.2 Universalisme et communautés selon D Schnapper

 

Dominique Schnapper nous rappelle que les politiques  des Etats à l’égard des minorités culturelles qu’ils accueillent, répondent historiquement à deux théories auxquelles on peut réduire toutes les positions : le différentialisme, constat de la différence entre les peuples et l’universalisme issu du siècle des Lumières, affirmation de l’unité du genre humain. Le racisme est issu d’une idée différentialiste de l’humanité : tous les peuples sont biologiquement différents, et cette différence s’organise sur une échelle de valeur. La réfutation de la théorie des races, reconnues aujourd’hui comme un construit social, ne nous met cependant pas à l’abri des théories d’exclusion car « au lieu d’être analysée comme une dynamique et une histoire – donc vouée au changement – la culture est conçue comme une race : spécifique, stable et héréditaire. Il ne suffit pas de remplacer le mot « race » par « culture » pour cesser de penser d’une manière racisante.[1998, 22]. Ainsi, dans les années soixante, les souverainistes québécois ont-ils pu, en se revendiquant comme « nègres blancs », définir le concept de « race sociale » caractérisant la situation des minorités culturelles dévalorisées .

 

Au nom du respect et de la représentation des spécificités culturelles, le différentialisme conduit aux politiques communautaires américaines, allemandes ou britanniques. La reconnaissance officielle d’une collectivité relève de la notion d’ethnicité, c'est-à-dire d’appartenance (fermée et ne pouvant en aucun cas être transmise autrement que par la filiation) à un groupe culturel ou religieux, elle peut aussi reconnaître, comme c’est le cas aux Etats-Unis, la notion de collectivité historique fondée sur l’appartenance à un groupe issu d’une même réalité historique, l’esclavage par exemple.

 

L’universalisme duquel la France puise ses politiques d’intégration nationale a pu parfois, par manque de perception des différences de l’autre, aboutir à l’assimilationnisme des périodes colonialistes, c'est-à-dire à une forme politique agressive qui consiste à « inclure l’autre en le niant dans la mesure où on le rend semblable à soi »[1998, 37]. Or Schnapper nous met en garde contre un universalisme mal compris qui confondrait les valeurs universelles avec celles d’une société historique : l’universalité est un principe qui par essence ne peut être réalisé, une norme proclamée qui n’appartient à aucun pays ni aucune culture historique. Le modèle universel de démocratie est une utopie, une cible inatteignable dont la fonction est de proposer une ouverture potentielle aux sociétés. Le principe d’égalité ou le suffrage universel relèvent de ce modèle, ils n’ont cependant été atteints que de façons partielles et très différentes selon les sociétés et l’histoire, car leur application relève des négociations concrètes de la vie politique sociale qui ne peuvent éviter la prise en compte des pluralismes.

 

Il y a de fait peu de différences concrètes entre les politiques intégrationistes et les politiques communautaristes des Etats occidentaux. Les différences ne portent pas sur les droits élémentaires mais sur le fait que la vie publique doit reconnaître ou non, financer ou non, l’expression des spécificités culturelles.

La définition que donne Schnapper de l’intégration est donc tout en nuances : « c’est d’abord une valeur, dans la mesure où elle repose sur l’idée, profondément démocratique que, malgré la diversité de leurs croyances, de leurs pratiques et de leurs fidélités, les hommes qui respectent le droit, et en particulier les droits de l’homme peuvent vivre ensemble. Cela n’a jamais signifié qu’ils ignoreraient les conflits, cela veut dire qu’ils accepteront que ces conflits soient résolus selon des règles acceptées de tous. [1992, 196].

 

3.3.1.3 Les facteurs politiques et sociaux de l’intégration

 

Selon les travaux de Park au sein de l’Ecole de Chicago [1925], rappelle Schnapper, l’évolution des relations entre groupes ethniques d’origines différentes constituerait un processus social cyclique où l’on distingue quatre grandes phases d’interaction : la compétition, le conflit, le compromis et l’assimilation. La position de Schnapper est donc à ce sujet relativement différente.

L’intégration n’est pas une échelle de valeurs sur laquelle un curseur permettrait d’évaluer le degré d’intégration d’un individu ou d’un groupe, car l’échelle de valeurs est elle-même mobile et négociable selon le projet politique du pays d’accueil. Toute intégration est donc une négociation qui varie selon le contexte du pays d’accueil et l’histoire propre du migrant. Elle aboutit à une « combinaison culturelle », un « bricolage » dans lequel, le migrant peut « ne pas remettre en question le noyau dur de sa culture » [1991,160].

Certaines valeurs ou coutumes (habitudes alimentaires et vestimentaires, goûts musicaux et artistiques, langue, structure familiale) tendent à s’uniformiser et peuvent se fondre avec celles de la société d’accueil ; la concrétisation de cette fusion dépend de facteurs liés tantôt au migrant lui-même, tantôt au pays d’accueil :

 

1.      Le motif de la migration : les migrants pour raison économiques, porteurs d’un projet de « modernité » souvent lié à une rupture avec l’économie paysanne, sont plus portés à adopter les valeurs citadines et occidentales, car les représentants de cette migration sont le plus souvent les éléments les plus entreprenants de leur collectivité. D’après Charbit, Hily et Poinard qui étudient la communauté portugaise en France, « pour tous les migrants, l’accès à la modernité d’un pays développé va de soi, car inscrit dans le projet même de s’y installer. Il n’y a pas d’immigration sans aptitudes à l’innovation, ni fascination pour les outils du progrès » [1997, 128]. A l’inverse les migrations « dramatiques » liées à des événements politiques ou à des catastrophes suscitent de grandes difficultés d’intégration pouvant se répercuter sur les générations suivantes, comme l’a montré le cas des Harkis.

 

2.      La génération de migration : Marcus Lee Hansen notait un cycle d’assimilation en Amérique portant sur trois générations : la première (primo-arrivants) constituant des Eglises, des journaux en langue maternelle, des institutions qui contribuent à  faciliter leur assimilation plus qu’ils ne la freinent. A la seconde génération, les enfants des migrants, proches de la société d’accueil, rejettent les traditions du pays d’origine qu’ils connaissent imparfaitement et cherchent à se fondre dans la société d’accueil dont ils sont familiers. Il ne sont pourtant pas à l’abri de manifestations de rejet. La troisième génération, plus profondément installée dans la société d’accueil, renoue avec ses racines en participant à des associations folkloriques ethniques.

 

3.      La présence de la famille : l’homme seul, missionné par son village, aura un comportement d’épargne important et conservera des liens étroits avec sa communauté d’origine, intervenant parfois directement dans son organisation (commande de denrées, règlement de litiges depuis le pays d’accueil grâce aux télécommunications) [Gonin, 2001,25-46]. En revanche la présence de la famille conduit à un comportement de consommateur accru. [Gaudra,2001,79] [Schnapper, 1991,153]

 

4.      La religion du migrant et celle du pays d’accueil : aux Etats-Unis où les Eglises et groupes religieux sont multiples, la religion a pu être conservée, souvent sous une forme américanisée, dans les communautés, alors même que la langue et les coutumes étaient oubliées. En France où le principe de laïcité de l’Etat interdit le financement de lieux de cultes par les collectivités locales, la difficulté à pratiquer sa religion a pu contribuer à un sentiment d’exclusion et souder la communauté musulmane, parfois avec l’aide des pays d’origine, autour de pratiques de collectes pour l’équipement de ces lieux de culte.

 

5.      La politique et les institutions du pays d’accueil : selon que le pays d’accueil traite collectivement ou individuellement la question de l’immigration et favorise ou non l’émergence de représentants reconnus des communautés, selon qu’il ouvre ou ferme ses frontières, selon qu’il reconnaît le droit du sol ou celui du sang, favorise ou non le regroupement familial, la migration sera ou ne sera pas facilitée et entraînera un regroupement ethnique de solidarité et une représentativité de défense, comme l’ont montré, à la fin des années 90, les mouvements français des « sans-papiers », consécutifs aux « lois Pasqua ».

 

6.      La situation économique et sociale du pays d’accueil  :  « une société qui souffre aura tendance à rechercher des boucs émissaires (cela a été manifestement le cas au cours de l’histoire, vis-à-vis des communautés israélites) » (Durkheim). L’affaiblissement des représentations professionnelles, l’amoindrissement des conflits de classe, peuvent conduire à une restructuration des revendications par le biais de l’ethnicité.

 

7.      L’appartenance affective  est certainement le lien le plus complexe à déterminer car il relève du sentiment et de l’imaginaire collectif. Il est cependant le cœur de l’identité ethnique et le ciment des diasporas. Il s’agit en outre d’une ressource concrète que les commerçants ethniques exploitent sans vergogne. Les pays d’origine des migrants n’hésitent pas à jouer sur ce registre pour solliciter les investissements des émigrés ou leur appui politique depuis l’étranger.

 

L’existence des diasporas et des communautés ethniques témoigne de la résistance de certaines valeurs à la négociation sociale de la cohabitation interethnique, un élément « non négociable »  ayant soudé leur différence.

 

Cet élément essentiel peut persister en l’absence de toute concrétisation politique, cultuelle ou associative et peut subsister au-delà de plusieurs générations sans limite géographique. Il se manifeste dans un système mythico-symbolique dans lequel on peut

distinguer deux grandes tendances : les mythes d’appartenance à l’ethnie ou à la diaspora dont le partage marque le territoire invisible de la diaspora et les mythes de déterritorialisation et de multi-territorialité, propres à la situation de migrant et susceptibles d’être rencontrés dans toute communauté migrante.

 

L’analyse des représentations symboliques et des mythes des diasporas représente la contribution de l’ethnologie à la sociologie de l’émigration. Nous verrons plus loin que les définitions de l’ethnicité et de la diaspora intègrent pleinement l’existence de mythes de cohésion, de croyance et d’imaginaire et se sont enrichies depuis quelques années de l’hypothèse que les médias et technologies de la communication renforcent cette production mythique circonstancielle. Ainsi, le champ des Sciences de l’Information et de la Communication contribue-t-il désormais à la connaissance des phénomènes migratoires.

 

 

3.3.2 Du rêve ubiquitaire à la communauté télépathique

 

 « Jouir d’ubiquité c’est être présent partout en même temps. La condition humaine ne le permet que métaphoriquement ; le corps est là en un seul lieu. » [Descolonges, 2002, 138].

L’ubiquité accompagne couramment les discours sur les technologies. L’accélération de la transmission des images, des informations, jusqu’à devenir presque instantanée s’apparente à la transmission de l’homme lui-même, tout au moins de sa capacité à agir sur le monde. Aussi Michèle Descolonges rappelle-t-elle qu’en matière d’ubiquité, tout est affaire de pouvoir. La démultiplication de la présence confère la puissance car elle permet d’échapper aux contraintes et aux inconvénients de la condition humaine. Les déclinaisons contemporaines du mythe d’ubiquité se nomment nomadisme, flexibilité, mobilité toutes présentées comme des vecteurs de compétitivité et progressivement érigées en normes de réussite sociale, mais toutes également porteuses d’une face noire : désorganisation sociale et familiale, perte des repères de lieux.

 

3.3.2.1 La « suppression de l’absence » : Le rêve ubiquitaire des migrants

 

Le rapport entretenu par les migrants avec les technologies de communication est imprégné de la problématique de la rupture territoriale et temporelle de l’exil. Infligée ou choisie, définitive ou temporaire, la migration implique que des êtres qui ont vécu ensemble ne vont plus communiquer que sous une forme ponctuelle (lors des va-et vient) ou sous une forme médiatisée et vont désormais évoluer séparément. Sans moyen de communication, ce changement ne peut être mesuré. Il est nié ou au contraire fantasmé. Dans la négation, le pays laissé demeure immuable dans l’esprit de ceux qui l’ont quitté et qui, vingt ans, trente ans plus tard, se réfèrent à de situations ou des coutumes disparues ; dans le fantasme, ils recomposent et magnifient dans leur mémoire les caractéristiques de l’espace perdu. Combien d’enfants de migrants doivent se débrouiller de ce simulacre d’identité et débattre avec cette contradiction, sommés de respecter des traditions que leurs jeunes compatriotes restés au pays ne connaissent plus ?

C’est une étrange gestion de l’espace et du temps que révèle Ana Vasquez- Bronfman, en étudiant le cas, extrême, des exilés politiques :

 

« (..) même s’ils sont physiquement « ici », hors de leur pays, psychologiquement les exilés sont toujours au pays d’où on les a chassés : ils éprouvent « ici » les sentiments qui correspondent aux événements qui arrivent « là-bas », leur réalité est ailleurs, et ils vivent des expériences dans le pays d’accueil dans un état psychologiquement d’absence, comme s’ils n’y étaient pas réellement » [Vasquez- Bronfman, 1991,115].

 

La « malédiction d’Ulysse », nous dit-elle, ce n’est pas l’exil, si long soit-il, c’est le retour. Le vingt-cinquième chant de l’Odyssée serait donc celui de la déception :

 

« Est-ce que le retour arrière dans l’espace géographique ouvre aussi la possibilité de récupérer cette unité d’espace-temps qui constitue l’espace réel que l’exilé avait connu avant son départ ?»[Vasquez- Bronfman, 1991,222].

 

Un Ulysse vieilli retrouvant une Pénélope hors d’âge, dans une Ithaque livrée aux mains des jeunes générations de prétendants, c’est bien là le cauchemar que le mythe même n’a pas voulu affronter en rajeunissant miraculeusement le héros. Mais les simples mortels en exil doivent chercher dans la réalité l’atténuation de leurs angoisses, et cette réalité prend la forme des empreintes et des simulacres du vivant que produisent les machines à communiquer.

 

Le projet de visiophonie publique de Jean d’Eudeville, consistait à proposer des sessions de visioconférence entre Paris et un certain nombre de capitales à des coûts inférieurs à celui du téléphone. D’emblée, le service trouve sa place dans le registre intime : 

 

« Depuis Octobre, les conversations se font en famille, 95 % sont des familles. Et l’écart, le temps qui sépare deux correspondants, ça va de 5-6-7 ans qu’ils se sont pas vus physiquement. C’est pas deux mois ou trois mois ou un an. On pensait que c’était un à deux ans, mais en moyenne on est à cinq ans. Alors il y a beaucoup de téléphone, il n’y a pas de rupture de la communication entre ces familles. Il y a une rupture physique. L’incidence, la conséquence de ça, c’est que la visiophonie humanise la communication mais génère simultanément, immédiatement, un sentiment de frustration. On est dans le plaisir et dans le déplaisir. On garde un souvenir très particulier de la communication, parce qu’on a vu son père, sa mère, on a pu montrer ses enfants à leurs grands parents, mais en même temps, on n’a pas touché. C’est un souvenir pas banal, on s’est cru presque à Dakar ou presque à Paris, mais il reste deux écrans » [Témoignage de Jean d’Eudeville, Annexe VI-5].

 

Courriers, e-mail, fax, photographie, nous restituent les empreintes laissées par des êtres vivants et qui les représentent à nos yeux, tandis que téléphone, vidéo, simulent l’être vivant, imparfait encore  : voix sans corps, corps parlant en mouvement, mais sans relief, ni peau, ni odeur. Ce sont les modernes et humaines versions du songe oraculaire de Pénélope : le fantôme familier et rassurant envoyé par quelque déesse compatissante. Les machines à communiquer recomposent pour nos sens (deux seulement ! ) des fantômes inachevés et dociles que l’on appelle et renvoie à volonté. A son tour, la visio-conférence des téléboutiques de Château-Rouge propose des simulacres dans leur version la plus achevée possible, si l’on tient compte de l’état actuel des techniques rendues disponibles au grand public : le fantôme s’affiche, bouge, parle, répond. Il a sur son modèle de chair l’avantage de ne voir que ce que lui montre le champ de la webcam, de disparaître la séance finie. Il a l’inconvénient de n’être que virtuel : on ne peut le serrer dans ses bras, c’est un manque.

 

Mais il y a une autre fonction aux machines à communiquer : une fonction de mesure du changement opéré chez soi et chez l’autre pendant la durée de l’absence, un protocole humain se superposant aux protocoles techniques qui s’exécutent dans nos réseaux. « Il a l’air bien », « tu m’aimes toujours ?», « comme elle a vieilli ! », « il a l’air malade », «les enfants ont grandi », ces menues interrogations sont les mots même de la malédiction d’Ulysse, ce sont les « paquets d’information » que véhiculent les réseaux de communication des migrants.

 

L’expérience de Jean d’Eudeville fut contrariée par la difficulté d’établir et de maintenir les partenariats techniques et économiques avec des cybercafés africains. Elle ne fut guère imitée par les autres boutiques : malgré quelques annonces sur les vitrines, la pratique de la visiophonie publique ne s’est jamais vraiment concrétisée et ne restera sans doute que comme illustration de la variété des moyens de transmission de messages expérimentés par les migrants.

 

3.3.2.2. Pratiques migrantes et usages des TIC

 

Il existe un usage des TIC spécifique aux migrants, une manière particulière de s’équiper, de combiner les outils de communication que révèlent les enquêtes menées aux sein des familles. Cet usage semble résulter d’un jeu permanent entre un besoin de communication important, la préoccupation du coût de cette communication, et le souci d’adapter les outils de communication à la réalité familiale et sociale, parfois pour en contourner les règles.

 

Comme le souligne Abdelmalek Sayad, chaque étape de l’évolution des technologies et moyens de communication a produit dans les milieux migrants « un ensemble d’instruments qui forment système : messages oraux, (et parfois écrits) confiés à des intermédiaires qu’on charge de les porter à leurs destinataires, lettres acheminées par la poste, et, la dernière de tous, le message enregistré sur une cassette de magnétophone » [Sayad, 1991(1985), 145].

 

Les usages que nous observons actuellement s’inscrivent donc dans une continuité. Mais la pratique du téléphone ou du mail ne remplace pas complètement celle de la lettre ou de la cassette audio. Les nouvelles technologies se combinent avec des pratiques plus anciennes qui persistent parce que leur usage est familier et plus facile, parce que les interlocuteurs ne disposent pas des technologies les plus récentes ou parce que certaines pratiques s’accompagnent d’une solennité dont on ne souhaite ou ne peut pas s’affranchir : c’est ainsi qu’un migrant peut recevoir un appel sur son téléphone portable lui enjoignant de se rendre en un lieu où lui sera délivré un message.[7] Les pratiques ritualisées de remise, par un messager et en présence de public, d’un message oral ou écrit, décrites par Sayad en 1985 n’ont donc pas disparu.

 

Les enquêtes de Claire Calogirou et Nathalie André [Calogirou, 1998] sur les usages de la téléphonie dans les familles immigrées de Chanteloup Les Vignes et celles de Dominique Pasquier auprès des enfants et pré-adolescents Africains et Maghrébins de banlieue parisienne [2001, 183-207], nous éclairent sur l’importance des stratégies économiques dans la mise en place de ce qu’on pourrait appeler des dispositifs de télécommunication privés. Le souci permanent de contenir la note de téléphone familiale conduit à la combinaison de divers modes de téléphonie selon la logique la plus économiquement avantageuse possible, tout en préservant le précieux lien familial :

 

 

-         Le téléphone fixe est sévèrement surveillé, parfois cadenassé pour le préserver des assauts des plus jeunes qui ont parfois interdiction d’appeler.

 

-         Des règles d’utilisation sont déterminées : les appels doivent être brefs, réservés à des choses importantes « liées à l’école » mais excluant le bavardage, alors que peu de règles de civilité sont fixées.

 

-         En région parisienne surtout, parents et enfants disposent de leur téléphone portable : il rassure les parents qui peuvent à tout moment, même si leur travail les éloigne, joindre leur progéniture, et enchante les jeunes pour lesquels il constitue un élément d’intégration intra-générationnel.

 

-         Les appels longue distance peuvent être volontairement bridés, ils sont alors pris en charge, depuis 1996, par une carte prépayée. Les cartes sont utilisée pour appeler, longuement, la famille, les parents restés au pays, car ils gagnent moins, et la politesse interdit d’écourter la communication. Mais la carte permet de ruser avec cette règle et d’abréger la conversation sous le prétexte que le forfait est épuisé.

 

On voit donc se dessiner un dispositif de téléphonie familiale qui conduit à une combinaison sophistiquée des modes d’appels : téléphone fixe, bridé ou non, téléphone portable, répondeur, cabine téléphonique, cartes prépayées sont tour à tour mis à contribution. Chaque appareil se voit affecté à l’usage pour lequel son coût est optimisé, cependant qu’un budget relativement important est consacré à la communication.

 

La combinaison des outils de téléphone et des services associés s’avère également utile dans le jeu des relations sociales et familiales : le répondeur consigne en l’absence des plus jeunes les messages que les parents ne peuvent transmettre faute de comprendre le français, le blocage des appels vers l’étranger préserve la note de téléphone lors des séjours des parents venus d’Afrique, le portable libère les jeunes filles de la surveillance familiale.

Si Claire Calogirou estime que « par rapport à l’équipement technologique (…) ces familles sont bien dotées et parfois suréquipées », elle précise néanmoins qu’il existe d’autres formes de communication orale ou écrite « on peut s’appeler par la fenêtre on se rencontre, ou se cherche dans la cité, on s’envoie des petits billets par l’intermédiaire de jeunes frères, on écrit à la famille en province et au pays : les courriers sont rédigés soit dans la langue maternelle, le plus souvent par la mère, soit en français par un des enfants(..) » [Calogirou,1998,2]. Le téléphone vient donc compléter toute une gamme de pratiques.

 

La composition même des services proposés par les boutiques de communication de Château-Rouge s’inscrit dans ce modèle de gamme de pratiques migrantes : aucun commerce ni service public français n’avait encore proposé, en un seul lieu ni de façon aussi systématique, un ensemble complet de services de communication assortis des services d’assistance à la rédaction, de traduction, de formation nécessaires à la prise en main non seulement de l’outil technique, mais de l’acte de communiquer dans un pays étranger. Les combinaison d’usage sont facilement observables : utiliser son téléphone portable dans l’enceinte de la téléboutique n’est pas un incongruité : chaque outil est adapté à un type d’appel. User des cabines collectives n’est pas le signe d’une absence d’équipement personnel mais d’une « gestion » de ses outils de communication.

 

Quels critères interviennent dans le choix de tel ou tel outil ? le prix, bien certainement, omniprésent sur les vitrines. La facilité d’utilisation, le besoin de s’adresser à un médiateur pour établir la connexion (téléboutique), prendre en main l’outil, rédiger le message (mail) ou prendre rendez-vous (visiophonie) intervient certainement dans le choix et explique aisément qu’à Château-Rouge comme ailleurs, l’internet soit davantage pratiqué par les jeunes gens, plus à l’aise avec cet outil.

 

 

 

3.3.2.3 Lieux de passage et « hétérotopies » 

 

Une autre motivation doit également intervenir dans le choix de la fréquentation des boutiques de communication : le fait que ces boutiques semblent d’emblée faites « pour » les migrants et implantées dans un quartier qui leur est destiné. Nous avons déjà évoqué leur caractère de reconstruction symbolique du territoire, bien qu’elles ne reproduisent pas exactement la forme des boutiques africaines, indiennes ou maghrébines, mais nous n’avons encore rien dit du rôle qu’elles jouent dans l’intégration du migrant dans la société d’accueil. Michel Foucault nous offre avec la définition des hétérotopies une clé pour la compréhension de ces institutions sociales, « les lieux culturellement autres », emplacements réels et concrets mais unanimement considérés comme différents. « Il n’y a probablement pas une seule culture au monde qui ne constitue des hétérotopies  (…) lieux privilégiés ou sacrés, ou interdits, réservés aux individus qui se trouvent, par rapport à la société, et au milieu humain à l’intérieur duquel ils vivent, en état de crise. Les adolescents, les femmes à l’époque des règles, les femmes en couche, les vieillards etc. » [Foucault, 1967, 4]

 

L’étranger, en situation de passage d’une culture à l’autre est l’un de ces êtres en crise auquel la société offre des lieux réservés sous couvert de bienfaisance ou d’exclusion : asiles, ghettos, banlieues, autant de lieux délimités, consacrés à la consommation de la crise et qui ne concernent pas le reste de la société. Le quartier de commerce ethnique est bien de ces lieux-là, et, inséré dedans, la téléboutique ajoute une seconde hétérotopie : c’est le lieu de l’amoncellement des ailleurs, comme les musées ou les bibliothèques constituent selon Foucault « des hétérotopies du temps qui s’accumule à l’infini » [Foucault, 1967, 6].

 

L’une des particularités les plus frappantes des boutiques de communication de Château-Rouge est leur référence appuyée au monde, à l’international. Rien d’étonnant à cela pourrait-on penser puisque leur activité consiste à vendre des communications internationales. Mais le positionnement commercial aurait pu être tout autre, et tenter, au contraire d’attirer une communauté précise dans un « petit Abidjan », « un petit Tunis » ou un « petit Kinshasa » en lui proposant des produits et services de télécommunication organisés autour de son « homeland ». Ce procédé, utilisé par d’autres commerces du quartier[8], est celui qu’ont choisi les opérateurs téléphoniques pour promouvoir leurs télécartes, pourtant, il n’est, semble-t-il, que peu adopté par les boutiques de communication. Rien ne suggère moins le communautarisme que ces vitrines ornées des drapeaux de toutes les nations. Elles préfèrent s’afficher comme le lieu de tous les ailleurs, l’endroit où tous les migrants se croisent, où les langues se mêlent, où les messages se diffusent sans restriction géographique. Ce que revendiquent ouvertement les boutiques de communication, même si cela ne rend pas toujours compte de la réalité des pratiques, c’est une capacité à entrer en contact avec le monde entier, une multiterritorialité qui constitue la spécificité des migrants. Si l’on s’interroge sur la fonction de « passage » des boutiques de communication, on reconnaît alors que cette attitude qui rejoint le thème de la « ressource spatiale » définie par Ma Mung ou du néo nomadisme de Tarrius, constitue un « outil » d’intégration tout aussi digne de considération que la « reconstruction symbolique du territoire » : s’affirmer mondial c’est repousser un instant les choix constants qu’imposent l’intégration dans une société d’accueil.

 

Ainsi, plus qu’une relation nostalgique vers un unique point du monde, c’est une communication en étoile vers tous les points du globe que suggèrent les boutiques de Château-Rouge, mais cette pluralité des liaisons suffit-elle pour qu’on la qualifie de diasporique ?

 

 

3.3.3 La diaspora : une communauté télépathique

 

Ce qui définit le mieux la diaspora, dans le registre des « rêves technologiques » que nous avons choisi d’explorer, c’est la télépathie. Territoire immesurable, la diaspora existe tout entière par ses productions, on peut dire qu’elle existe dans et par ses médias, que sa surface est dessinée par le réseau de leur diffusion comme par le réseau des trajets, voyages, re-migrations, échanges commerciaux qui s’opèrent entre communautés. Les migrants diasporiques seraient alors « condamnés » à échanger sous peine de laisser disparaître leur territoire identitaire et, réduits au local, glisser dans l’acculturation.

 

 « La télépathie est un moyen d’entrer en relation par l’esprit, sans recourir aux sens. Bien que son effectivité n’ait jamais été démontrée, l’idée en perdure depuis l’Antiquité et alimente des conversations familières. Dans ce registre, celui d’une opinion moyennement informée du sujet, la télépathie est assimilée à un intense état d’intuition et de connivence intellectuelle et/ou émotionnelle entre deux ou plusieurs personnes. » [Descolonges,2002, 109]

 

A ce mythe se rattachent les discours sur les communautés d’affinité, communautés à distance communiquant par la grâce de la pensée ou des réseaux ou ceux soutenant les politiques locales de réseaux télématiques ou numériques, selon lesquels les populations ainsi reliées développeraient des projets démocratiques ou citoyens. Ces discours resurgissent régulièrement avec une force renouvelée, alors même que l’évaluation des expériences menées aux origines de la télématique ne permettent pas de percevoir « d’autres bénéfices que le développement des apprentissages relatifs à l’outil lui-même. » [Descolonges,2002, 111].

 

Les cyberboutiques des quartiers ethniques sont-elles les points nodaux des réseaux diasporiques, c’est à dire les lieux où la communauté virtuelle rencontre la communauté concrète ? Sont-elles des outils de construction identitaire ou, dans une version pessimiste, sont-elles des lieux d’élaboration des communautarismes ? Cela reste malaisé à définir.

 

Le renforcement, à la fin du XXème siècle, des manifestations communautaires a conduit à se préoccuper des facteurs de production des mythes diasporiques. La coïncidence du phénomène avec le développement de l’infosphère a produit l’hypothèse que les médias et technologies de communication mondiaux contribuent à la production et à l’entretien des mythes communautaires .

 

3.3.3.1 Définitions de la diaspora

 

Les définitions de l’ethnie et de la diaspora que proposent les sociologues de la migration se mêlent au point que l’on utilise parfois un terme pour l’autre. Elles ont en commun de prendre en compte la part de subjectivité qui les compose que cette subjectivité soit désignée par le terme croyance, mythe ou imagination.

 

Ethnie : « quel que soit le terme utilisé, tous les auteurs en relèvent la double dimension : spécificité culturelle et communauté historique. L’ethnie qui, contrairement à la nation, n’a pas nécessairement d’expression politique, est une collectivité caractérisée par une culture spécifique, la conscience d’être unique et la volonté de le rester, fondée sur la croyance (le plus souvent fausse) d’une ascendance commune.[Schnapper, 1991, 15].

 

Diaspora : Cohen reconnaît 9 critères de la diaspora :

 

1.      dispersion depuis la terre originelle, souvent traumatisante, dans une ou plusieurs régions étrangères,

2.      expansion depuis le « homeland » en recherche de travail, commerce, ambitions coloniales,

3.      mémoire collective, mythe de la patrie,

4.      idéalisation de la terre d’origine, contributions collectives à sa maintenance, restauration, sauvegarde et prospérité,

5.      développement d’un mouvement de retour,

6.      conscience forte d’un groupe ethnique qui résiste au temps et repose sur un sentiment de différence, une histoire commune et la croyance en un « fatum » commun,

7.      relation troublée avec la société d’accueil, sentiment d’être mal accepté,

8.      sentiment d’empathie, de solidarité pour les autres membres de l’ethnie situés dans d’autres pays de la dispersion,

9.      vie créative, riche dans le pays d’accueil, et une tolérance au pluralisme.

 

Ainsi la diaspora et l’ethnie ont en commun d’exister dans l’imaginaire de leurs membres par une série de souvenirs ou de sentiments réels ou non. La dimension juridique est absente de cette définition : la présence de lois marque l’existence d’une nation qui peut totalement ou partiellement recouvrir le périmètre de l’ethnie. En ce sens on peut dire que la nation prolonge (imparfaitement) l’ethnie en associant les notions d’appartenance historique, de territoire et de droit. Le territoire intervient de façon négative dans la définition de la diaspora : une diaspora est une ethnie privée ou éloignée de son territoire, ou encore, en projet de création ou de retour au territoire. Sa relation à l’espace territorial n’existe que sous une forme rêvée : souvenir, projet représentation.

 

« L’exil renforce chez nombre de ces individus, qui menaient une existence ordinaire, les pouvoirs de l’imagination (comme double capacité à se souvenir du passé et à désirer le futur) ; il rend possible des discours mythiques différents des mythes et rituels auxquels se consacre traditionnellement l’anthropologie. La différence majeure tient en l’occurrence à ce que ces nouveaux discours mythiques ne se contentent pas de renverser les certitudes de la vie quotidienne, mais ouvrent la voie à de nouveaux projets de société. » [ Appadurai, 2001(1996), 32]

 

La diaspora peut être qualifiée de mythique parce que la réalité de l’ancrage historique ou territorial n’est pas indispensable -la croyance collective en ces ancrages suffit – et parce que le sentiment d’appartenance collective conduit à une « mise en rite » des événements jugés représentatifs de cette appartenance.

 

En opposant les « néo nomades », qui traversent les pays et en tirent profit sans s’y ancrer, et la « diaspora » dont les membres, en s’implantant dans un pays d‘accueil, s’y investissent économiquement et en deviennent un acteur collectif, Alain Tarrius enrichit encore la notion de diaspora d’une définition fondée sur la « posture identitaire » à l’égard du territoire d’accueil :

 

« Celles-ci (les diasporas) tout en conservant des liens avec les pays d’origine, deviennent vite complémentaires des économies des pays investis.(..) Les nouveaux nomades, par contre, restent attachés à leur seul lieu d’origine et demeurent économiquement dépendants de lui seul » [Tarrius, 2002, 18].

 

Cette approche qui pose la question de la relation d’appartenance au territoire physiquement investi par le migrant, vient donc compléter la définition traditionnelle fondée sur le sentiment persistant d’appartenance à un territoire quitté ou perdu.

 

 

3.3.3.2 Contribution des tic et des médias à l’imaginaire diasporique

 

« A l’âge du cyberspace, une diaspora peut, à certain degré, être confortée ou même recréée par la pensée, par des artefact culturels et par un imaginaire partagé [Cohen, 1999, 275].

 

Pour Appadurai, comme pour Cohen,  l’imaginaire prend des formes nouvelles dans le monde électronique et fait désormais partie du travail mental quotidien des gens ordinaires. De plus en plus de gens envisagent comme allant de soi de partir vivre et travailler ailleurs : dans la société post-colonialiste le déplacement physique est indissoluble du média qui diffuse des modèles, réalistes ou non et influence le projet. La thèse d’Appadurai est que les médias de masse, loin d’endormir l’imagination comme le craignaient les théoriciens de l’Ecole de Francfort, la stimulent et, présents en tous points du globe, président à la constitution de communautés affectives, liées par leurs représentations. Des projets s’élaborent, dont les médias et l’imaginaire constituent le « carburant ».

 

« Comme d’autres formes de communautés, mais à un degré plus intense, les diasporas sont l’incarnation des discours existants, les interprètes de ces discours, l’écho ou l’anticipation de projets historiques. Elles sont des « communautés  imaginaires » par excellence, et elles peuvent être imaginées de façon multiples, parfois contradictoires. Ainsi, loin d’être un problème technique, leur « maintien » implique une action constante de réinvention. »[Dayan, 1997, 97]

 

Daniel Dayan éclaire la question de la construction identitaire en s’interrogeant sur les usages collectifs des medias, et tout particulièrement la télévision, média « cérémoniel », dans les communautés culturelles minoritaires. Quand s’opère le glissement de l’audience au public, c’est-à-dire, à une conscience d’ être plusieurs, d’être une communauté dans la contemplation d’un événement télévisuel ? Quand passe-t-on du « public » à la « micro sphère publique »? Quand l’événement télévisé conduit-il à un activation des réseaux de sociabilité (invitations, appels téléphoniques), puis à une revendication, à la « défense, vis à vis des autres publics des valeurs incarnées par l’événement » [Dayan, 2000, 14].

La visite du Pape Jean Paul II à la Réunion en 1989 est le prétexte d’une analyse du rôle de  la cérémonie médiatique dans la représentation d’une communauté. « La réussite de l’événement permet à une communauté de s’éprouver, de se voir, de se mesurer » [Dayan, 2000, 14], c’est un processus de préfiguration qui permet à une communauté imaginée de s’évaluer, de se mesurer, avant d’aborder l’étape de l’existence effective, car produire de l’image, du texte, diffuser des journaux et des romans, c’est prouver qu’on existe. Le Pape, célébrant la Réunion, donne à la diversité de l’île un visage unique, diffusé dans le monde entier par la télévision.

 

Au delà de l’instant de la prise de conscience identitaire à la faveur de l’événement médiatisé, la question centrale de l’existence des diasporas devient « Comment une société tient-elle malgré la distance ? » ce qui dans notre débat revient à demander  par quels canaux les discours identitaires se diffusent-ils pour entretenir l’imaginaire diasporique ?

 

Si la télévision, comme le montrent Dayan et Katz, joue un rôle majeur dans le phénomène diasporique, ce n’est pas le seul canal observable. Au contraire, c’est tout un ensemble de médias qui se trouve apparemment mobilisé et combiné dans les quartiers ethniques.

 

Selon Jean Paul Martholz [2001,189-205], le « dispositif médiatique diasporique » des quartiers ethniques s’affiche dans les kiosques à journaux qui mettent en avant les publications communautaires, les éditions locales des medias de la « mère patrie » et les journaux importés, dans les cafés où les télévisions sont branchées sur des chaînes communautaires, dans les magasins de cassettes vidéo « ethniques », « les boutiques téléphoniques internationales viennent compléter ce dispositif ».

 

Martholz observe que la consommation médiatique diffère selon le  moment de l’immigration, sa nature et le niveau de vie du migrant. Le jeune informaticien indien de la Silicon Valley aura une pratique plus proche de celle des communautés d’expatriés au statut social privilégié. Si en revanche le migrant appartient à des groupes persécutés et relativement pauvres, à l’instar des Kurdes et des Tamouls, la presse qui lui est proposée reflète ses préoccupations. Mais dans l’ensemble, les groupes migrants montrent une relation difficile avec les medias dominants du pays d’accueil, perçus comme trop indifférents à leur culture et à la situation de leur pays d’origine.

Le ciment diasporique s’entretient aussi par une série de services ou d’informations qui consolident le sentiment communautaire des migrants. Ainsi la presse ethnique offre-t-elle des opportunités particulières à ses lecteurs :

 

·        elle leur permet de lire leur propre langue, donc d’accéder plus facilement aux informations,

·        elle leur permet de s’informer à la fois sur le pays d’origine et sur le pays d’accueil,

·        elle prend parti dans la lutte contre les discriminations,

·        elle met en valeur les réussites ethniques, contrastant avec les stéréotypes de la presse dominante,

·        elle propose des informations sur la naturalisation, des conseils administratifs relatifs à la situation de migrant, relaie des annonces d’emplois, de formation, d’accès au logement adaptées,

·        elle entretient l’illusion d’un pont entre les deux mondes, en affichant les publicités des société de télécommunication, des agences de voyage…,

·        elle exploite les créneaux commerciaux trop étroits délaissés par la grande presse comme celui de la viande hallal, ou des mariages musulmans.

 

Ainsi, les productions culturelles et les médias identitaires, en produisant, relayant et diffusant les discours, perpétuent-elles cette construction des esprits.

 

 

3.3.3.3. La représentation des réseaux communautaires après le 11 septembre : résister à la diabolisation des diasporas et de l’informel

 

Les attentats dramatiques du 11 septembre 2001 ont contribué à colorer la question des diasporas d’un profond sentiment d’urgence. La charge émotionnelle des images de la destruction du World Trade Center, relayées à l’infini par la presse et la télévision, a amorcé un phénomène nouveau : aux revendications des pays du tiers-monde l’Occident peut désormais opposer ses propres martyrs. Or la victimisation, nous dit Cohen, est au cœur des diasporas.

 

Ces représentations têtues rendent donc difficile l’évocation des pratiques illégales des migrants, car le non-respect de la loi d’une nation peut toujours être considéré comme une atteinte à ses fondements politiques. Pourtant entre légalité et illégalité il existe une mince frange, désignée par Sandrine Garcia sous le vocable de « fraude forcée », et qu’elle définit comme « un continuum de situations de « contraintes à l’illégalité », qui correspondent à autant d’univers sociaux auxquels on n’accède que selon des procédures strictement contrôlées ». [Garcia,1997, 81].

 

Dana Diminescu s’inscrit, à notre sens, dans ce concept, lorsqu’elle désigne les pratiques des migrants clandestins roumains comme des ruses et des détournements technologiques destinés à contrarier les barrages à l’immigration mis en place par les institutions européennes. En effet, la mise en fichiers informatiques croissante des ressortissants étrangers dans les pays « cibles » (fichiers de délivrance des visas, fichiers de demandeurs d’asile politique, fichage des étrangers non autorisés à entrer dans l’espace Schengen[9]) constituent selon elle un « Rideau de Fer virtuel » que les clandestins tentent de franchir. Le contrôle informatique de l’immigration pour les pays « à risque migratoire » tendant à remplacer le contrôle physique des frontières, de nouvelles formes d’évasion voient le jour. L’enjeu pour le clandestin est désormais de contourner la logique du fichage informatique en transformant son identité, son âge sa nationalité. Recours aux prête-nom, divorces et mariages fictifs, constituent certaines de ces nouvelles stratégies migratoires. « Pour les Roumains, la fréquentation des frontières informatiques est aujourd'hui inévitable «  [Diminescu, 2003, 3]

Une professionnalisation informatique des passeurs s’instaure pour aider les migrants à « être invisibles dans l’ordinateur » et le marché occulte des fausses cartes d’identité prospère.

Pour ceux qui ont réussi le passage, les détournements des TIC se poursuivent dans l’exil pour maintenir, au moindre coût, le contact avec le village laissé derrière soi : l’exploitation de « trous techniques » dans les zones de couverture de la radio téléphonie a permis, un temps du moins, aux communautés qui les découvraient, de téléphoner gratuitement à l’international !  [Diminescu, 2002, 66-79]

 

Mais Dana Diminescu insiste également sur la « valeur intégrante » du téléphone portable dans la communauté des immigrés roumains : dès que le coût des communications en a permis l’usage, le téléphone a été très vite approprié comme outil logistique dans les tactiques d’intégration professionnelles. Les roumains se sont spécialisés dans l’achat groupé des journaux de rue et le téléphone portable permettait le réapprovisionnement collectif du réseau de revente, puis il a permis à ces « entrepreneurs sans entreprise » d’entrer en contact avec la population française et d’être appelés pour des travaux à domicile. Ainsi, les technologies de communication agissent–elles doublement entre les mains des migrants : comme vecteur de lien et comme outil d’intégration. Or l’un et l’autre ne sont pas contradictoires, à la condition que l’on renouvelle le point de vue sur l’intégration et que l’on considère que la notion d’intégration évolue, signifiant : « hier : immigrer et couper les racines ; aujourd’hui : circuler et garder le contact » [Diminescu, 2002, 79], et à la condition que l’on accepte de considérer que le contournement des règles puisse être une étape préalable à l’intégration.

 

Mais ce point de vue sur les diasporas nécessite un regard dépourvu de crainte, et les années qui suivent les attentats du 11 septembre 2001 ne sont guère propices à un débat serein. Une autre approche des diasporas doit être évoquée, celle, sécuritaire et défensive, qui assimile les réseaux diasporiques, à un danger potentiel pour les Etats Nations.

 

Le site web du Nautilus Institute (www.nautilus.org) illustre cette approche. Cette organisation non gouvernementale Américaine à but non-lucratif n’hésite pas à présenter ses travaux sur les diasporas virtuelles comme une mission de sécurité publique :

 

“how does contemporary globalization, especially the Internet, affect how diasporas are constituted and in turn, their impact on peace and security? How have so many diasporians made the transition from border-crossing refugees to cosmopolitan citizens (hereafter referred to as cosmos)? Are transnational diasporic networks the leading edge of a globally networked and post-national community in social, economic and political dimensions? And, how do virtual diasporas in such conditions affect nation-states, themselves reeling under the impact of globalization?”

 

Si Valdis E. Krebs fit sensation en 2001 en modélisant le réseau Al Qaida selon la théorie des graphes [Krebs, 2001], il est cependant important de ne pas réduire la problématique des réseaux diasporiques à celle du terrorisme comme le fait parfois hâtivement l’Institut Nautilus. Il n’est en effet pas possible de qualifier les membres identifiés du réseau de « communauté culturelle », tant leur histoire, leurs origines et leurs référence culturelles diffèrent, à moins de considérer qu’un embrigadement politico-religieux puisse être assimilé à une culture ou que la population islamique mondiale constitue une communauté.

 

Aussi nous semble-t-il plus juste de considérer les réseaux terroristes comme un épiphénomène des communautés virtuelles sans leur réduire la notion de diaspora, ce qui serait injuste pour les nombreuses communautés diasporiques pacifiques, de même que nous n’entrerons pas dans le débat d’une menace des Etats nations occidentaux par les communautés transnationales de l’Est et du Sud (« the West vs the Rest »). Cette précaution est essentielle si l’on veut aborder sans les diaboliser les aspects informels ou illégaux de la communication diasporique. Il n’en reste pas moins que les attentats perpétrés par le réseau Al Qaida ont connu un avatar au sein d’une téléboutique de Château-Rouge. L’ « affaire Reid » est trop particulière pour prétendre contribuer à la connaissance des boutiques de communication, mais il ne serait pas juste de la passer sous silence.

Nous allons donc nous interroger, en nous appuyant sur les articles de la presse nationale française qui lui ont été consacrés, sur l’alchimie opérée entre les technologies de communication et cette figure de l’actualité qui semble réunir tous les fantasmes révélés par les attentats de Manhattan :

 

Richard Reid : « l’homme aux chaussures piégées »

 

Le 22 décembre 2001, le vol Paris-Miami d’American Airlines voit se dérouler ce que l’on peut considérer aujourd’hui, comme une onde de choc des attentats criminels du 11 septembre 2001. Le comportement bizarre d’un homme qui tente de craquer une allumette attire l’attention de l’hôtesse, laquelle fait alors appel à quelques passagers pour le maîtriser [10]. On constate par la suite que les chaussures du passager dissimulent environ deux cents grammes de pentrite, un explosif inflammable [11].

Le terroriste, un ressortissant britannique tardivement converti à l’islam, se nomme Richard Reid et se déclare disciple d’Oussama Ben Laden. Le cas de Richard Reid pose plusieurs énigmes : l’explosif qu’il transportait est jugé tout d’abord trop sophistiqué pour un individu isolé, cependant la charge n’aurait pas suffit à mettre un avion en danger. L’homme est susceptible d’avoir croisé la route de Zacaias Moussaoui, inculpé de complicité dans les attentats du 11 septembre 2001, il est donc suspecté d’appartenir au réseau secret d’Al Qaida, mais son comportement peu discret attire l’attention en tout lieu. L’acte de Richard Reid apparaît comme un acte isolé, peut être le résultat d’un déséquilibre mental, cependant il disposait pour l’accomplir d’une forte somme d’argent d’origine inexpliquée. En janvier 2002, l’enquête révèle que Richard Reid a organisé son attentat depuis la France et notamment depuis un cybercafé de la rue Labat dans le secteur de Château-Rouge[12].

 

Reid n’est pas né musulman et bien qu’il s’évertue à écouter des cassettes en Arabe, il ne parle pas cette langue[13]. De père jamaïcain et de mère anglaise, c’est un petit délinquant qui s’est converti à l’islam en prison. Fréquentant la mosquée de Brixton à Londres, il aurait progressivement adopté les vêtements et la barbe musulmans et intégré les idées du Jihad. C’est là que, peut-être, il aurait été mis en relation avec des membres d’Al Qaida (Messaoui) qui l’auraient conduit au Pakistan et dans des camps d’entraînement en Afghanistan[14]. Son histoire porte le fantasme du péril insidieux qui peut toucher tout le monde en infiltrant les éléments les plus faibles de la société.

 

Reid n’a pas de domicile, depuis 1996, il « ne dispose d’aucune adresse fiable », et voyage énormément. C’est l’image du nomade, insaisissable et sans patrie.

 

Reid achève la préparation de son attentat en France, à Mantes la Jolie, et dans le quartier de la Goutte d’Or, deux zones habitées par de nombreux immigrés. Il y a peut- être été aidé par des musulmans prosélytes du Djihad dont un « attaché commercial d’une boucherie Hallal du XVIIIème arrondissement »[15]. Un journaliste n’hésite pas à amalgamer le fait et le quartier en affirmant que « les habitants ont été choqués mais pas vraiment étonnés. ‘Ici c’est un quartier chaud’ de Paris(..) »[16].

Cela conforte l’idée que les réseaux islamistes sont partout et on infiltré la France par le biais des quartiers migrants. Ces organisations ramifiées sont d’autant plus dangereuses qu’elles sont secrètes et qu’il est extrêmement difficile d’identifier les correspondants de Reid.

 

Reid a fréquenté à deux reprises et pendant plusieurs heures un cybercafé de la rue Labat. Le patron Tamoul de la boutique a remarqué cet homme « très grand et très sale, qui a payé en liquide ». Le cyber café est donc fermé et les disques durs des ordinateurs sont emportés par la police pour être analysés. « Et tous ces magasins de téléphonie et d’internet, par qui sont-ils financés » s’inquiète un riverain[17].

Un moment plane l’idée d’un cyber café tenu par un étranger, plaque tournante du terrorisme international.

 

Reid était solitaire, il n’avait pas de téléphone portable. Il prenait ses contacts par e-mail, depuis des cyber cafés en France, en Belgique, au Pakistan. Il affirme avoir acheté l’explosif via Internet et en avoir trouvé le mode d’emploi sur « des sites d’extrême droite »[18]. L’internet est donc ce réseau sans contrôle sur lequel les substances les plus illicites transitent librement, sans contrôle et sans frontière.

 

Les articles de presse consacrés à l’usage par Reid des cybercafés ont été relativement peu nombreux et n’ont pas semblé marquer outre mesure les esprits à Château-Rouge. Il n’en reste pas moins que l’association cyber boutique - quartier migrant - terrorisme est établie dans la presse et ne manquera pas d’y être rappelée à la première occasion[19].

Quelques articles, et somme toute très peu d’informations suffisent à dresser un schéma caricatural de l’affaire Reid : des réseaux d’information incontrôlés, des militants du Djihad infiltrés dans les zones migrantes des pays occidentaux, des boutiques où l’on peut discrètement entrer en contact avec le monde entier.

 

Lorsqu’on rapproche cet ensemble d’articles d’un autre lot, issu de la campagne de presse de l’association Droit au Calme [Annexe II], il est manifeste qu’au delà des faits il existe une représentation constante de ce quartier d’immigration : L’insécurité et la mort, figurés ici par le terrorisme, étaient présents en 1999-2000 sous la forme du risque d’agression, d’incendie et d’empoisonnement à la viande avariée (dans un contexte de « crise de la vache folle »). Le caractère de dissimulation attribué naguère aux arrière-boutiques de Château-Rouge trouve son prolongement dans le réseau Internet et ses « invisibles connexions ». Cosmopolites et reliés au monde, Château-Rouge et l’internet apparaissent comme les points d’intrusion d’insidieuses invasions. Or la mort, par son opposition immortalité/insécurité, est le 3ème enjeu du progrès identifié par Scardigli, et le réseau Al Qaida, par son détournement des technologies (l’avion, l’internet) à des fins terroristes, s’insère dans cet imaginaire. Certes, régulièrement, un fait bien réel vient conforter nos représentations, mais c’est bien par l’imaginaire qu’elles s’élaborent pour finalement influencer nos actes.

 

« L’empire de la peur est un royaume sans citoyens, un territoire de spectateurs, de sujets et de victimes dont la passivité traduit l’impuissance et dont l’impuissance énonce et aiguise la peur. » [Barber, 2003, 276] écrit Benjamin Barber[20] en conclusion de son commentaire de la politique étrangère américaine après le 11 septembre. Qu’il ait engagé cette réflexion sous l’angle de l’imaginaire nous éclaire sur le rôle qu’il reconnaît aux représentations dans le choix des politiques et leur acceptation par les citoyens, en d’autres termes, le fondement d’une démocratie.

 

 



[1] Parmi la « panoplie » d’outils diasporiques, outre les TIC, l’on compte les agences de voyages, les agences de fret, les systèmes d’envoi d’argent (type Western Union)

[2] Source : Tirer parti des ressources de l’émigration/Fahran Kahn.-Le courrier ACP_UE, Juillet Août 2001

 

[3] Source : Data on migration an development /Organisation Internationale pour les Migrations. Working group B.-8-9 september 2003 .- http://www.iom.int/documents/officialtxt/en/wgb%5Fmigration%5Fdevelopment.pdf

 

[4] Ressortissants Marocains à l’Etranger.

 

[5] L'économie chérifienne menacée : Evolution des comportements des Marocains résidant à l'étranger/Olivia Marsaud.- mercredi 27 août 2003.http://www.afrik.com

 

[6] La politique du gouvernement Jettou en Direction des RME : Document de stratégie proposé par Mme Nouzha Chekrouni, ministre déléguée auprès du Ministre des Affaires Etrangères et de la Coopération Chargée de la Communauté Marocaine Résidant à l’Etranger approuvé par le Conseil des Ministres le 13 mars 2003.

Disponible sur le portail des Marocains à l’Etranger : http://www.yabiladi.com/docs/Jettou_RME.pdf

 

[7] Fait observé à Château-Rouge, en 2002.

 

[8] De nombreux commerces utilisent ce ressort nostalgique notamment dans l’adoption de leur nom : « Abidjan est grand », « le Grand Marché d’Agadir ».

[9] Système Informatique de Schengen (SIS)

 

[10] Richard Reid, un obsédé du djihad / Alexandrine Bouilhet.-Le Figaro, 27 décembre 2001

 

[11] Le terroriste du vol Paris-Miami aurait des liens avec les réseaux islamistes / Eric Leser.-Le Monde, jeudi 27 décembre 2001.

 

[12] Richard Reid, internaute rue Labat à Paris/Corinne Caillaud.-Le Figaro, 21 janvier 2002.

 

[13] L’incident du vol Paris-Miami révèle les lacunes des contrôles dans les aéroports / Pascal Ceaux.- Le Monde, Mercredi 26 décembre 2001.

 

[14] Le terroriste du vol Paris-Miami aurait des liens avec les réseaux islamistes / Eric Leser.-Le Monde, jeudi 27 décembre 2001.

 

[15] Sur  le « chemin droit dela guerre sainte » /Jean-Pierre Vergès.- France-Soir, 11 octobre 2002.

 

[16] Richard Reid, internaute rue Labat à Paris/Corinne Caillaud.-Le Figaro, 21 janvier 2002.

 

[17] Richard Reid, internaute rue Labat à Paris/Corinne Caillaud.-Le Figaro, 21 janvier 2002.

[18] Les invisibles connexions de Reid/Patricia Tourancheau.-Libération, 10 janvier 2002

 

[19] C’est chose faite en 2003 dans un banal fait divers : le 11 novembre 2003, en période de Ramadan, un contrôle de douane s’opère contre le « marché aux voleurs » de la rue des Islettes, théâtre de trafics de téléphones portables et, depuis l’augmentation du prix du tabac, de cigarettes de contrebande. « 3000 personnes se sont alors massées autour des policiers, certaines criant « Oussama Ben Landen, d’autres leur lançant des bouteilles de verres » Métro Paris, jeudi 13 novembre 2003 p.7.

[20] Ancien Conseiller du Président Clinton, professeur de Sciences Politiques et auteur de « Djihad versus McWorld », 1996 et « l’Empire de la peur », 2003.

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