En
ces premières années du XXIe siècle, l’histoire des peuples semble amorcer un
tournant aussi important que l’ont été les siècles de colonialisme. Si le
volume de migration reste stable, les technologies de transport et de communication
permettent de tisser des liens étroits avec les autres pays du monde. Les
communications au long court ne sont plus l’apanage des caravanes de marchands
ou des plus audacieux aventuriers.
Mais
à quoi servent ces capacités accrues si les regards mutuels ne changent
pas ? Chacun d’entre nous devra-t-il lors de ces voyages devenus si
faciles, rester écartelé entre le territoire physiquement investi et celui
qu’occupe sa pensée ?
Que
deviendront les TIC sans un profond travail sur l’identité ? Seront-elles
le véhicule des idéologies et des conflits interethniques, modernes lieux de
bataille ? Leur usage servira-t-il de nouvel étalon par lequel un peuple
sera considéré comme digne d’admiration, ou de commisération ?
Démoderont-elles les nations au profit des diasporas ?
Car les diasporas sont indubitablement à la mode. Les vocables communautarisme et diaspora ont presque complètement remplacé, dans le débat public français, celui d’immigration. C’est un tort, car la majorité des migrations n’est ni diasporique, ni communautariste. Ainsi, désigner une population par ses caractéristiques susceptibles de contrarier un processus d’intégration, est un indice de l’état d’esprit français face aux mutations politiques internationales. Dans ce contexte, organiser la recherche sur les usages des TIC par les diasporas ne peut qu’affiner la définition du concept de diaspora, éclaircir le rôle joué par les technologies de communication dans la constitution des réseaux identitaires et déterminer si l’on assiste à un continuum juste rendu plus intense par la maturité des communications physiques et virtuelles, ou à une mutation majeure de la notion d’appartenance à un peuple et à une culture.
Depuis fin 2003, un séminaire[1] de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris réunit des chercheurs de plusieurs disciplines autour de ce thème. Les géographes et les sociologues y contribuent majoritairement, car nous leur devons les premières analyses, mais les Sciences de l’Information et de la Communication par leur connaissance des dispositifs techniques et des pratiques des usagers y trouveront leur place.
Certains des travaux présentés dans ce cadre s’intéressent aux usages du téléphone portable[2] ou aux participations des migrants aux forums des portails ethniques[3], et montrent dans quelle mesure ils accompagnent le processus de migration. Le Dispositif d’Accès Collectif, quant à lui, est peu abordé dans le contexte des diasporas : les lieux d’accès à internet ont pourtant été largement étudiés en France et en Europe dans le cadre de la lutte contre la fracture numérique, et ont fait en 2003 l’objet de discussions, sur le forum par mail « africa_net »[4], quant à l’opportunité d’adopter le télécentre comme modèle de diffusion de l’internet en Afrique, cette discussion se prolongeant par des travaux universitaires[5]. Il nous semble que ces travaux ne pourront manquer d’aborder, au détour d’un chapitre, le rôle des migrants dans la motivation et le processus de développement des communications numériques africaines, et que notre étude y apporterait quelques données car nous espérons avoir ici démontré que ces DAC participent aussi à l’environnement de la migration et qu’ils y tiennent même une place originale. En effet, impliquée dans la centralité immigrée du quartier ethnique, la « boutique de communication » intervient dans la communication « point à point » du migrant avec sa familleet le relie, le cas échéant, au portail et au réseau de correspondants de la diaspora : la « boutique de communication » est donc un objet triplement communicationnel.
Elle est également, contrairement au téléphone portable, un objet porteur de discours et non simple vecteur. Mais ces discours sont moins élaborés que ceux des portails, forums ou « chat » ethniques ; laconique, symbolique, imagé, le discours des boutiques de communication laisse à l’imaginaire une part plus large qu’à la rationalité.
Qu’avons-nous, en effet, rencontré au cours de cette étude ?
Des figures :
- Celle, héroïque, de l’ex sans papiers devenu millionnaire par hasard et ruse, qui prend aux riches multinationales, pour donner aux pauvres.
- Celle sombre et maléfique d’un terroriste, qui ne parlait même pas l’arabe, et qui voulait mourir et tuer au nom d’Allah.
Des simulacres :
- Celui du marché où l’on achète, où l’on vend des marchandises, mais qui n’est pas vraiment un marché.
- Celui du quartier africain créé par des chinois dans le nord de Paris.
- Celui des familles qui, grâce aux caméras numériques, tendent leur bras virtuels vers l’immigré, dans les cybercafés de Château-Rouge.
Des rêves
- Celui du migrant qui n’est jamais loin de chez lui grâce aux opérateurs de télécommunication.
- Celui du migrant qui communique avec le monde entier (et pour pas cher !) grâce à la téléphonie internationale.
- Celui de l’africain qui rattrape le développement technologique de l’occident grâce à l’internet, et celui de l’africain qui s’affranchit de l’occident pour proposer son propre modèle de développement.
- Celui du migrant qui voulait devenir Bernard Tapie en créant des boutiques.
Des peurs
- Celles des habitants de Château-Rouge qui ont peur d’être « dévorés » par les migrants.
- Celles des africains qui ont peur d’être « dévorés » par l’occident.
- Celles des américains qui ont peur du reste du monde.
Le nomadisme libérateur proposé en modèle aux jeunes cadres dynamiques, n’a pas le même sens que celui des néo-nomades tissant leurs réseaux commerciaux d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Pourtant il conduit à l’usage du même téléphone portable.
Ce que recherchent Abdel et Mohammed, et que nous pourrions appeler l’honorabilité, est bien différent de ce qui motive Jean d’Eudeville, un sentiment de compassion à l’égard des migrants africains, moteur également bien éloigné du besoin d’affirmation, de revanche peut-être, dont est animé Diop. Mais ces sentiments aboutissent au projet de création d’une « boutique de communication », parfois de la même boutique !
Pourquoi
avoir accordé une telle importance à la composante imaginaire des TIC à
Château-Rouge ? N’aurait-il pas été plus sérieux, et plus immédiatement
exploitable d’en analyser les composantes économiques, d’évaluer le poids de la
clientèle des migrants dans le marché des communications, afin de dessiner les
contours d’une niche commerciale peut–être
lucrative pour les grands groupes ? Ou peut-être aurait-il fallu, dans la
droite ligne de notre travail de DEA, mesurer la progression des usages des TIC
dans cette population réputée réticente aux innovations que sont les
commerçants, sans y introduire la dimension ethnique?
Mais
si ces axes de recherche auraient été utiles à la connaissance des TIC, il nous
a semblé que rechercher « pourquoi » les gens utilisent les TIC,
présentait un intérêt égal à la question du « comment ». Si porteuses d’espérances économiques que soient
les technologies elles ne sauraient constituer un but en soi et ne sont en
somme que des outils susceptibles de se
transformer en arme si la charge d’imaginaire adéquat est en place. Raphaël
Ntambue a donc raison lorsqu’il considère que ce n’est pas tant l’utilisation
des logiciels libres par les africains qui doit être débattue, que la raison
pour laquelle ces derniers devraient les adopter, et que cette raison doit
servir l’estime de soi, et faire reconnaître les qualités d’une population.
Si
les conditions territoriales, éducatives, culturelles, économiques d’accès aux
TIC sont importantes et décident du développement d’une région, ce sont sans
doute des raisons plus profondes et bien moins quantifiables qui conduisent un
peuple à entamer un processus de développement. Après tout, nous rappelle
Wolton « Ce sont les Hommes qui inventent les modèles de
communication, d’abord situés dans leurs têtes avant de l’être dans leurs
outils » [2001,314].
Le
Laboratoire CRIS-SERIES de Paris 10[6],
fréquemment sollicité à participer à des projets d’introduction des TIC en
France, en Afrique ou en Europe de l’est, a déjà mis en doute l’utilité d’une
démarche qui consisterait à reproduire tel quel un dispositif existant, si
bienveillant soit-il. Seule la prise en compte, non seulement des
environnements territoriaux et sociaux des destinataires du projet, mais aussi
des représentations, des rêves et des croyances respectives de tous les
destinataires et partenaires du projet, dans un processus d’ethnologie
réciproque, peut éviter que les projets de développement ne succombent à
l’incompréhension mutuelle et ne viennent grossir le nombre des échecs.
C’est pourquoi la question de l’imaginaire, toujours, de l’idéologie, parfois, qui enserrent les technologies mérite d’être sans cesse reconsidérée, et cela d’autant plus que des populations de cultures différentes accèdent apparemment aux mêmes outils techniques ou aux mêmes contenus, parfois en un même territoire. Car ce à quoi invite cette étude maintenant achevée, pour ne pas tomber dans le piège du marché mondial et de la pratique universelle, c’est à considérer le « paradigme de l’imaginaire » comme une pièce maîtresse de l’analyse des marchés des technologies de communication.
[1] Sous la direction de Dana Diminescu.
[2] Citons par exemple : le travail sur les SMS des migrants internes chinois de Isabelle Thireau et Mak Kong, et delui de Dana Diminescu sur l’usage du téléphone portable par la diaspora roumaine.
[3] Citons par exemple la thèse en cours de Ralitza Soultanova, sur « la socialisation virtuelle des migrants bulgares – forums et groupes de discussion et le travail de Mihaela Nedelcu à Neuchâtel, sur « The Bans », le portail des Roumains à Toronto.
[4] http://fr.groups.yahoo.com/group/africa_net/
[5] Notamment la thèse en cours de Ken Lohento à Paris VII, sur les « PATIC » (Points d’Accès aux Technologies de l’Information et dela Communication ) en Afrique.
[6] Sous la direction de Jacques Perriault.