En
ces toutes premières années d’existence, les « boutiques de
communication » prennent place dans une continuité de pratiques sans
paraître amorcer une transformation profonde des modes de vie des migrants.
Elles ne se positionnent pas en espace de débat politique ou de défense des
communautés et elles s’épanouissent dans un contexte d’économie ethnique déjà
bien installé : les transferts de téléphones portables et d’ordinateurs
s’opèrent vers l’Afrique comme s’opéraient naguère et s’opèrent encore les
trafics de voitures, de pièces détachées, d’appareils électroménagers, de
médicaments, souvent en empruntant les mêmes réseaux ; les flux de
communication s’ajoutent à d’autres flux d’argent ou de courrier. La
téléboutique vient donc rejoindre la gamme des petites entreprises commerciales
ou artisanales, épiceries, restaurants, salons de coiffure, ateliers de
retouches, entreprises de bâtiment par lesquelles l’entrepreneur migrant
conquiert stabilité, position sociale et considération au sein de sa communauté
et de sa société d’accueil.
Enfin,
la pratique des télécommunications dans les Dispositifs d’Accès Collectifs
trouve sa place parmi les médias écrits ou audiovisuels et les lieux de
regroupement culturel dont les études successives montrent qu’ils concernent
les migrants de 1ère génération comme une étape dans le processus
d’intégration.
Le
rôle de médiateur du commerçant, même s’il mérite encore d’être souligné, n’est
pas une nouveauté. Michel de Certeau a rendu hommage à cet intermédiaire, cet « homme
du mixte », mêlant « l’ancien savoir et le nouveau »,
« qui sait catalyser la transformation de son groupe porteur dans le
domaine restreint de ses connaissances », et qui, dans la culture de
la communication, traduit et transmet la connaissance auprès du plus grand
nombre :
« ce
médiateur sera peut-être une infirmière faisant des soins à domicile dans le
quartier, une mère de famille avisée qui anime une association de parents
d’élèves (…). Ce sera encore un ouvrier émigré plus expérimenté et réfléchi que
d’autres, un commerçant estimé et serviable(…) » [Certeau et Girard,
1983, 11].
Tout
au plus peut-on se déclarer surpris, en examinant les cartes de répartition des
boutiques, de l’intensité de cette offre de communication, sans pour autant
écarter qu’il s’agit peut-être d’une situation transitoire, liée à la jeunesse
du marché et vouée à se réorganiser dans les prochaines années.
Pourtant
il ne serait pas juste de conclure que cette offre témoignant de
l’intensification des pratiques de communication dans les quartiers migrants
n’entretient aucune relation avec les notions d’identité et d’altérité et
ne modifie en rien le processus d’intégration . Car si les réseaux de
communication ne contrarient pas la recherche d’une position dans la société
d’accueil, l’intensité des relations qu’ils autorisent avec le pays d’origine
favorise la revendication de l’identité culturelle à côté de la revendication
de l’intégration. En rendant possible la communication instantanée entre ici et
là-bas, les TIC permettent l’appartenance simultanée à plusieurs cultures et
communautés.
C’est
l’état d’esprit qui se dégage du témoignage de Mohammed lorsqu’il confie son
rêve « d’entreprise des deux rives » :
« Faire l’aller retour, pas partir 3-4 jours. Rester un mois, voir les amis, avoir l’affaire qui marche, s’occuper quoi. En même temps pour voir les amis. » [Témoignage de Mohammed, Annexe VI-2]
C’est
également le modèle esquissé par les usages du portable par les migrants
roumains étudiés par Dana Diminescu, ou le comportement des migrants africains
dans les « villages bis », les lieux de réunion négociés en France,
parfois construits en préfabriqué, d’où les « migrants de travail »
africains organisent leur participation à la vie du village africain, au
financement des projets de construction collectifs, leur contribution à la vie
familiale (apports d’argent où même achat de denrées en Afrique, depuis la
France par téléphone), qui peu à peu exportent « là-bas » un peu de
la culture française. [Gonin, 2001,25-46].
On
assiste donc à la naissance d’un nouveau défi pour l’intégration, car cette
fusion non exclusive, cet entre-deux culturel est d’autant plus délicat que,
nous l’avons vu avec Dominique Schnapper, l’intégration n’a pas de définition
universelle mais résulte d’un procédé de négociation entre les communautés
selon le principe universel de démocratie, chacune apportant au débat ses
armes, lois pour les uns, revendications pour les autres, toutes également issues
de leur système culturel. Il appartient donc à ces « négociations »
d’accepter ou non que l’intégration puisse être complète tout en ménageant la
part d’altérité. Or ce processus de reconnaissance est certainement plus
difficile à accepter pour la nation d’accueil, forte de ses lois et de ses
traditions d’accueil, et qui peut tout craindre d’un changement de modèle,
tandis que les migrants et pays d’origine des migrants (nous l’avons vu avec
l’exemple du Maroc) trouvent dans cette situation des avantages divers.
Deux
visions coexistent donc aujourd’hui. L’une, dominante et dichotomique, oppose
soi et autrui et s’est traduite historiquement sous des formes diverses :
lutte des classes, guerre froide, colonialisme, appartheid.
« Autrui » doit y être maintenu à distance, combattu ou assimilé.
Selon cette vision, l’intégration relève d’un choix absolu.
L’autre
vision qui porte la notion de dispersion ou d’infiltration, refuse le choix et
considère que l’identité s’accommode de l’altérité. L’on est tour à tour, selon
les problématiques posées, semblables et différents. Cette représentation n’est
pas en soi nouvelle, mais elle gagne, avec la mondialisation de la
communication et l’accentuation des va-et-vient physiques et virtuels, une
visibilité accrue.
Ces
visions ne peuvent pas ne pas s’accompagner de géo-politiques distinctes. La
première dessine la planète selon le modèle Nord-Sud (ou « West and the
Rest[1] »),
la seconde croit en la diaspora et rappelle qu’il y a des « Nord au Sud et
des Sud au Nord ».
A
la fois ancrées dans un territoire et reliées à d’autres, les télé et
cyberboutiques constituent un objet
unique susceptible de porter tour à tour ces deux visions du monde. C’est
pourquoi nous pensons qu’il est possible de déceler dans leurs discours les
traces de mythes plus essentiels.
Les
quelques exemples que nous venons de présenter nous rappellent que les technologies
sont de remarquables miroirs des imaginations, absorbant rêves et fantasmes
pour les restituer sous la forme de discours marchands, de projets personnels,
d’articles de presse ou d’angoisses collectives.
A
l’instar de Perriault, Scardigli, Descolonges nous avons nommé ces imaginations
rêves, fables, contes ou récits. Mais ces vocables ne rendent pas compte du
crédit que nous leurs accordons, ni du rôle qu’elles jouent dans notre
représentation du monde, car ce sont bien des certitudes qui nous conduisent à
acheter ou entreprendre, ce sont des certitudes, encore, que nous emportons une
fois le journal refermé.
Certains
de nos protagonistes frôlent le sacré à leur manière, (l’islam fantasmé de
Reid, l’invocation de l’asile par Diop), d’autres plient la technique à leur
conception du monde : dichotomique pour ceux qui dénoncent la fracture
Nord/Sud, rhizomique et tentaculaire, au contraire, pour d’autres qui
perçoivent l’avènement des diaspora. Car destinées à la communication
internationale, les boutiques de communication se doivent de livrer leur vision
du monde.
Les mythes doivent être crus, nous dit Mauss [1967] qui ajoute qu’il n’y a pas de mythe sans cosmogonie, c’est à dire sans vision créatrice du monde, car le rôle du mythe est de donner la clé de l’espace et du temps. Ainsi les incantations des boutiques de communication « communiquer avec le monde entier », « jamais loin de ceux qu’on aime », « vivre nomade », sont elles reliées à un système mythique plus large dont elles représentent les formes les plus triviales. Mais la diaspora ou la fracture Nord/Sud sont-elles des mythes ? Oui répondrait Ellul [2003 (1973),151-153], des mythes secondaires, des images réduites, circonstanciées des deux mythes essentiels de la modernité : l’histoire et le progrès.
Nous en livrons ici notre interprétation : puisque le progrès nous a permis d’abolir l’espace concrètement et virtuellement, c’est l’histoire, ce qui nous renvoie au passé, à ce dont nous venons, qui rétablit la distance. C’est l’invocation de l’attache ancestrale qui nous retient de plonger dans le métissage et d’abolir la diversité.
Faut-il combattre le mythe ? (est-ce possible ?). Cette pulsion de différenciation qui exalte les identités particulières au moment où elles pourraient fusionner a-t-elle pour fonction vitale de préserver la richesse des sociétés humaines, de les maintenir dans les bornes exactes de « l’optimum de diversité » au delà duquel, selon Lévi-Strauss, « elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger » [1983,15] ? Est-elle au contraire une chimère, un mythe de circonstance, dernier sursaut avant l’inéluctable et salutaire fusion qui conduira les sociétés à l’universel ?
Nous sommes impuissants à répondre à cela et ne pouvons que nous émerveiller de la perméabilité des TIC au discours mythique. Cause, parmi d’autres technologies, de cette crise de la spatialité, elles prêtent leurs médias et leurs réseaux aux multiples résurgences du mythe identitaire qu’elles ont contribué à faire émerger. En cela elles sont particulières, car si les moyens de transports contribuent depuis toujours à modifier notre perception de l’espace, les discours mythiques, eux, ne prennent pas le train. Les TIC, en revanche se nourrissent du désarroi qu’elles suscitent. Discours politiques, discours marchands, projets d’entreprises, et bien sûr, aussi, travaux de chercheurs, s’entrecroisent justement là où l’identité se confronte à l’altérité : sur les écrans des télévisions, dans la toile de l’internet et sur les murs des « boutiques de communication » des quartiers migrants, où ils s’emploient à transformer économies et sociétés selon les modèles élaborés sur ces visions du monde. Ce faisant, ils contribuent au développement et à la prospérité de ces mêmes TIC.