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Introduction

 

 


Il est un phénomène qui ne peut échapper au flâneur des grandes métropoles européennes du début du XXIe siècle, pour peu qu’il s’aventure dans ces quartiers de centralité immigrée que l’on nomme parfois « ethniques », quartiers chinois, quartiers arabes, turcs, africains, modernes homologues des quartiers italiens et ghettos juifs du début du XXème siècle : au cœur de ces zones commerçantes, parmi les boutiques de denrées exotiques, d’épices, de tissus bariolés, les bazars, sous des enseignes parfois rédigées en langue étrangère, se multiplient des points de vente proposant l’achat de cartes téléphoniques forfaitaires, l’accès, dans des cabines téléphoniques privées, aux réseaux de call-back (depuis 1996), et plus récemment, l’accès au réseau internet via l’ADSL (depuis 2001)[1].

 

Dans le contexte de développement du marché des technologies d’information et de communication (TIC), ces points de vente surprennent pour trois raisons liées d’une part à l’émergence de ces points d’accès au sein d’un espace marchand, d’autre part à la personnalité des acteurs ces points de vente - des commerçants immigrés - enfin au moment où s’est opérée l’apparition de ces lieux, notamment ceux proposant l’accès au réseau Internet.

 

En effet, si les Très Petites Entreprises (TPE)[2] ont participé aux innovations des Technologies numériques, notamment sous la forme d’entreprises high tech, ou de « jeunes pousses » de l’internet, la capacité des commerces à utiliser les TIC ou à contribuer à leur diffusion auprès de la population semble douteuse à la fin des années 90, car certaines enquêtes quantitatives montrent que « d’une manière générale, les entreprises industrielles sont d’autant plus équipées en technologies de l’information et de la communication qu’elles sont de grande taille, innovantes et ouvertes aux échanges extérieurs »[3]. En raison même de leur taille, Les TPE rencontrent plus de difficultés que les autres à mobiliser les ressources financières et humaines pour acquérir les compétences nécessaires à la maîtrise des TIC[4], les petits commerces ne semblent guère armés pour jouer un rôle significatif dans la diffusion des accès aux réseaux numériques.

 

La période pendant laquelle s’est déroulée cette étude, de 2001 à 2002, est celle des initiatives gouvernementales françaises de lutte contre la «fracture numérique » (dispositif PAGSI[5]), qui répond à la prise de conscience que les usages des réseaux numériques et des TIC ne se développent pas harmonieusement dans les populations, et renforcent un certains nombre de ruptures sociales et économiques : « fractures » intergénérationelles, « fractures » culturelles et linguistiques, « fractures Nord/Sud », liées aux inégalité de développement des infrastructures, « fractures » vis à vis de populations socialement défavorisées qui, privées de l’accès aux réseaux, verront s’aggraver leur «  handicap » social. L’existence d’un  marché  économique viable était difficilement prévisible dans les milieux migrants dont les acteurs (commerçants et clients), appartenant à des minorités culturelles, doivent affronter des difficultés de langue et de formation.

 

La période d’émergence des points d’accès privés à l’internet dans les quartiers migrants, se situe dans le courant de l’année 2001, dans une période marquée par l’effondrement de la bulle économique de l’internet, conduisant à la disparition de nombreuses  dotcom[6]. Le modèle économique de ces boutiques n’est pas Nord Américain, ce sont d’autres phénomènes, liés aux développements de l’accès aux réseaux numériques dans les pays d’origine des migrants, qui expliquent leur éclosion, et cette dynamique particulière, venue du Sud, doit être analysée.

 

Le présent travail consiste en une étude des dispositifs marchands d’accès collectifs aux réseaux numériques, dans le quartier de Château-Rouge[7] à Paris, quartier représentatif des zones de commerce ethnique[8] que l’on observe fréquemment dans les villes habitées et fréquentées par les migrants, et résulte de relevés et d’observations réalisés de Septembre 2001 à Avril 2002, dans les premiers moments de l’apparition des boutiques de communication dans cet espace. Le propos de ce travail, qui s’inscrit dans le cadre d‘une analyse de l’usage des TIC, est d’éclaircir la logique de conception de ces dispositifs et de mettre en évidence les discours et représentations qu’ils induisent pour démontrer que, sans relever de la Science ni de la Technologie, ils participent à la construction sociale de l’innovation technologique.

 

Ici le parti est pris de centrer l’observation, non pas sur les pratiques de communication des usagers, ces « modes de faire particuliers qui rendent compte de la négociation des individus avec l’objet technique » [Jouët, 1993, 105], et sur les résistances et contournements qu’ils opposent à l’usage suggéré des concepteurs de la technologie, mais sur une étape particulière de la constitution de l’offre, celle de l’émergence d’un processus de commercialisation et d’élaboration d’un discours social, au travers d’une représentation de l’usager, de l’objet technique et du médiateur lui-même. Ce choix ne signifie pas que nous renouons avec un paradigme offre / demande, limité parce qu’il sur-investit le rôle du concepteur sans rendre compte des co-constructions de représentations qui s’établissent entre concepteurs de TIC et usagers. Nous nous situons plutôt dans la continuité de Vitalis lorsqu’il affirme qu’ « une focalisation excessive sur l’individu et sa capacité de créativité et d’expression en tant que consommateur risque cependant de masquer des enjeux importants en détournant l’attention sur les conditions et les modalités de l’offre de messages » [Vitalis,1994,8]. Il est important en effet, pour comprendre les usages, de pouvoir déterminer si les comportements et pratiques des usagers relèvent de propositions spontanées, d’adoption d’usages suggérés ou de réactions au discours de l’offre. L’analyse des discours de l’offre peut donc participer à l’analyse de l’usage à condition qu’elle ne prétende pas remplacer, ni ignorer l’analyse des pratiques de l’usager. C’est ainsi, qu’il nous semble important de placer cette étude de la boutique « ethnique » d’accès aux réseaux comme un préalable que complèterait l’analyse des usages migrants des TIC.

 

Les quartiers pluri-ethniques sont en effet des zones de « bricolage culturel » [Schnapper, 1991, 160] dans lesquelles les populations sont confrontées au discours dominant du pays d’accueil - discours qui parfois les a attirées et a contribué à leur projet de départ, à celui des autres populations étrangères qu’elles côtoient, à celui de leur pays d’origine, enfin, au discours propre à la condition de migrant, celui de la multi-appartenance territoriale.

 

Trois hypothèses seront avancées pour expliquer l’existence des boutiques de communication :

 

- celle de la constitution de néo-sphères publiques, d’initiative privée, centrées autour des accès aux réseaux numériques, lointain écho de la sphère publique bourgeoise constituée autour de la presse naissante, lieux de débat et de prise de conscience politique des migrants,

 

- celle d’un usage économique des boutiques de communication, conséquence de la mondialisation de l’économie : les télé et cyberboutiques seraient l’émanation d’une nouvelle forme d’échanges marchands internationaux entre pays d’émigration et migrants des pays occidentaux, une « mondialisation par le bas » s’appuyant sur le nomadisme de certains, et les liens conservés par les migrants entre eux et avec leur société d’origine, grâce aux TIC.

 

- celle d’une appropriation diasporique des télé et cyber boutiques ethniques. Selon qu’on adopte la thèse universaliste ou différentialiste, la fréquentation des boutiques sera alors interprétée comme la manifestation de pratiques communautaires, entretenant les particularismes ou, au contraire, comme un soutien aux populations fraîchement immigrées, les conduisant à accepter peu à peu, en atténuant l’effet de la rupture,  la logique de l’intégration.

 

L’enjeu de ce travail est donc de montrer, en nous appuyant sur les travaux portant sur la communication des diaspora, que ces différentes logiques président à la représentation des TIC en milieu migrant et que les télé et cyber boutiques en sont l’émanation. S’il contribue à définir plus justement le rôle joué par les TIC dans la construction identitaire et l’intégration culturelle des populations migrantes, son objectif sera atteint.

 

Trois parties structurent cette étude. Dans la première, nous nous interrogerons sur les lieux conçus pour la pratique collective des technologies de communication, lieux de formes et d’origines diverses, que nous nommerons Dispositifs d’Accès Collectifs (1.1). Nous confronterons plusieurs travaux portant sur ces dispositifs pour conclure à l’importance de l’ « intention » qui préside à la création de ces lieux. Chacun comporte l’idée d’un « bien public», d’une réponse à apporter à un déséquilibre social.

Puis nous montrerons (1.2) que les travaux sur les usages, mettent en évidence les conditions culturelles et sociales de l’appropriation des technologies. Cela nous conduira à poser l’ethnologie comme méthode adéquate pour notre étude axée sur le rôle des boutiques de communication dans le renforcement du sentiment identitaire des minorités culturelles (1.3). L’anthropologie des mondes contemporains de Marc Augé, et la conception orchestrale de la communication de Yves Winkin, permettent d’aborder les boutiques de communication comme un élément de description du fonctionnement social d’un groupe ou d’une communauté.

 

La deuxième partie sera consacrée à la présentation de la méthode de constitution du corpus et aux résultats des observations. Nous insisterons sur le rôle social de l’espace marchand, et celui de « reconstitution symbolique du territoire » du quartier ethnique (2.1). Aucune typologie existante ne permettant d’identifier précisément les commerces ethniques, nous proposerons une classification originale répartissant les commerces selon la connivence culturelle qu’ils affichent avec leur clientèle (2.2) puis nous identifierons des zones marchandes selon le type de commerce dominant. Ce procédé nous permettra de cartographier la répartition des boutiques de communication, de classer les slogans, messages, graphismes des enseignes selon le jeu culturel affiché (2.3) et de constater que la densité des boutiques de communication, leurs caractéristiques et leurs discours marchands diffèrent selon les zones.

 

Les travaux d’Anne Marie Laulan, Michèle Descolonges, Jacques Perriault, Victor Scardigli et Patrice Flichy sur les rêves, fantasmes, miracles et imaginaires technologiques nous guideront, dans la troisième partie, pour interpréter ces observations que nous croiserons avec des témoignages de commerçants, des articles de presse consacrés notamment au célèbre « Vis @ Vis » et aux travaux des sociologues, géographes et ethnologues spécialistes des diasporas et du développement des technologies au Sud pour répondre à la triple problématique évoquée plus haut.

 

Au regard du projet de lutte contre la fracture numérique du PAGSI, les initiatives privées des créateurs de boutiques de communication pouvaient poser la question de la polarisation de la sphère publique habermassienne, en hébergeant les débats de leurs communautés (3.1). A Château-Rouge, les observations montrent que les boutiques de communication ne sont pas les lieux de ce débat, mais qu’elles participent, comme les TIC en général, de façon symbolique aux revendications des migrants. L’ex-sans Papier, Ababacar Diop a largement confié aux média la signification politique de son cybercafé.

 

En revanche ces boutiques participent pleinement au développement de la « mondialisation par le bas », phénomène économique reposant sur les liens internationaux conservés par les migrants et sur le déséquilibre économique entre le Sud et le Nord (3.2). Entre les deux rives de la migration, les entrepreneurs migrants composent avec les représentations des technologies. Si les visions occidentales sont marquées par les mythes de toute puissance et de libération par les technologies, les pays africains découvrent le prix à payer pour le développement de leurs infrastructures de communication, et des voix s’élèvent pour contester la pertinence du mythe du rattrapage technologique de l’occident. Entre ces deux visions les entrepreneurs migrants entretiennent avec les TIC une relation pragmatique, mêlant la recherche de la rentabilité économique à celle d’un statut social valorisant.

 

Les migrations posant la question de la reconnaissance des identités particulières au sein de la société d’accueil, les TIC et les médias communautaires peuvent être ressentis comme un facteur de renforcement des communautarismes (3.3).

Si les discours occidentaux (ceux des télé-opérateurs) et la sociologie des usages familiaux des TIC insistent sur la dimension nostalgique de la communication des migrants, les arguments commerciaux des boutiques privilégient celle, plus dynamique, de la relation avec le monde. Alors même que la référence à la diaspora se généralise dans les pays d’émigration, et que les attentats du 11 septembre 2001 renforcent en occident la crainte de réseaux terroristes favorisés par l’internet, la fréquentation pluri-ethnique des boutiques de communication et l’offre de services suggèrent un usager plus soucieux de son intégration économique et sociale que replié sur sa communauté.

 

La boutique de communication se révèle donc un étonnant « commerce de proximité de relations avec le monde » capable de contenir entre ses murs les multiples territoires du migrant. Si la fréquentation des téléboutiques, et plus largement des quartiers ethniques, intervient dans l’intégration des individus en adoucissant les contraintes de l’exil, elles ne semblent cependant pas capables de contribuer à l’activation d’une identité communautaire. Lieux d’accès aux réseaux de transmission, mais ne produisant, ni connaissance, ni idéologie, elles se prêtent à toutes les projections, concentrant, sans les infléchir, les débats préexistants. Si, comme le soutiennent Appadurai et Wolton, l’imaginaire devient l’enjeu de la communication des Hommes à l’aube du XXIème siècle, c’est comme miroir des imaginations que les boutiques interviennent dans cet enjeu.



 

[1] Dans la suite de ce travail, nous désignerons les points d’accès aux services téléphoniques par le nom de « téléboutique », et ceux proposant l’accès au réseau internet par « cyberboutique ». Lorsque les deux accès sont proposés dans le même lieu, ce dernier sera appelé « boutique de communication » ou « cyber-téléboutique »

 

[2] La mention Très Petite Entreprise, en vigueur au début de ce travail, désignait des entreprises de petite taille (généralement moins de 10 ou de 20 salariés), sans désigner un statut particulier. Elle est aujourd’hui souvent remplacée par le vocable « micro-entreprise » qui désigne à la fois une entreprise de petite taille et un statut administratif simplifié.

 

[3] L’Industrie française à l’heure des technologies de l’information et de la communication /France. Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie .-Le 4 Pages des statistiques industrielles, n°135, août 2000.

 

[5] Le Programme d'Action du Gouvernement pour la Société de l'information (PAGSI) est présenté à l’adresse suivante : http://www.education.gouv.fr/pagsi/

 

[6] Dotcom : entreprises d’industrie ou de service très innovantes liées au secteur des télécommunications, dont les fonds, issus de dotations de grandes entreprises, n’étaient pas liées à la réalisation de profits à court ou moyen terme.

[7] Dans le quartier administratif de la Goutte d’Or, dans le XVIIIe arrondissement parisien.

 

[8]Nous l’appliquons ici dans le sens de commerce de denrées et produits exotiques à destination d’une population immigrée.

 

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